Jean-Luc Isner

Architecte du Patrimoine

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Résumé : L’église Saint-Martin d’Oltingue est de fondation très ancienne. Elle comporte un clocher chœur roman orné de peintures murales du XVe siècle et une nef de même époque, modernisés à la fin du XIXe siècle par le percement de baies néogothiques. Lors de cette rénovation, les maçons avaient recouvert l’ensemble des murs extérieurs par un enduit superficiel jeté au balai sans pour autant bûcher les enduits existants. La restauration extérieure de l’édifice menée en 2018 avait pour objet de retrouver les enduits sous-jacents, dont des graffitis et la date de 1646 portée au pied du clocher laissaient présager l’ancienneté. À cette occasion, des décors inconnus ont été remis au jour. Il s’agit tout d’abord, à proximité d’un ouvrage en encorbellement disparu qui se situait jadis tout au haut du clocher, de graffitis à la sanguine rappelant ceux du pied et représentant une fillette jouant au cerf-volant, un château fort et un hallebardier. Par ailleurs, le décroûtage des murs a révélé à mi-hauteur de la tour la présence d’un cadran d’horloge peint, dont il n’existe d’autre exemple qu’en Suisse voisine. D’un diamètre de 2,50 m environ et accosté de deux colonnes en balustre, il est daté de 1783 même si sa facture fait penser à un ouvrage plus ancien. La découverte la plus spectaculaire concerne une peinture d’une longueur conservée d’environ 4,50 m sur une hauteur de 2,00 m sur le mur sud de la nef. Selon toute vraisemblance, elle constituait le fond d’un groupe statuaire représentant la dernière nuit de prière de Jésus au Mont des Oliviers, tandis que la peinture annonçait l’arrestation du Christ. La vraie singularité de cette peinture réside dans la richesse du décor urbain baroque figurant la ville de Jérusalem. Si les personnages de grande taille du premier plan sont quelque peu effacés, ce panorama qui se déploie au second plan est d’une richesse exceptionnelle.

Eine unbekannte Wandmalerei von Sankt-Martin in Oltingue

Zusammenfassung: Die Sankt-Martin-Kirche von Oltingue ist eine sehr alte Gründung. Sie besteht aus einem romanischen Chorturm, der im 15. Jahrhundert mit Wandmalereien ausgestattet wurde, und einem Langhaus aus gleicher Zeit, das am Ende des 19. Jahrhunderts durch neogotische Fenster modernisiert wurden. Bei dieser Renovierung haben die Maurer alle Außenwände mit einem Oberflächenputz versehen ohne jedoch den existierenden Putz aufzuhacken. Die 2018 durchgeführte Außen-Restaurierung des Gebäudes hatte das Ziel, die tiefer liegenden Putzschichten zu finden, deren Graffiti und die Jahreszahl von 1646 am Fuße des Turms ein älteres Datum vermuten ließen. Bei dieser Untersuchung wurden bisher unbekannte Bemalungen freigelegt. Es handelt sich zum einen, in Nähe eines verschwundenen, ehemals ganz oben am Turm befindlichen Mauervorsprungs um Rötel-Graffiti – ähnlich wie am Fuße des Turms –, die ein mit einem Drachen spielendes Mädchen, eine Burg und einen Hellebardier zeigen. Zudem wurde in Mittelhöhe des Turms eine gemalte Sonnenuhr festgestellt, von der ein ähnliches Beispiel nur in der benachbarten Schweiz zu finden ist. Mit einem Durchmesser von etwa 2,50 Meter und begrenzt von zwei Baluster-Säulen trägt sie die Jahreszahl 1783, könnte aber vom Stil her älter sein. Ein weitaus spektakulärerer Fund ist die Malerei an der südlichen Längswand, in einer Länge von etwa 4,50 Metern und einer Höhe von 2,0 Metern. Mit großer Wahrscheinlichkeit bildete diese Malerei den Hintergrund einer Skulpturengruppe, die das letzte Gebet Jesu am Ölberg darstellte, womit die Wandmalerei die Gefangennahme Christi ankündigte. Die wahre Besonderheit dieses Bildes liegt in der prächtigen barocken Stadtansicht, die Jerusalem darstellt. Die großen Personen im Bildvordergrund sind recht verwittert, doch ist dieses Panorama von einer außergewöhnlichen Qualität.

Établie à partir du XIVe siècle sur le site d’un lieu de culte très ancien, comme en témoigne son vocable, l’église Saint-Martin-des-Champs d’Oltingue (Cl. MH : 30 décembre 1991) est une ancienne Feldkirch, « église des champs » commune à plusieurs villages, dont le premier noyau d’Oltingue[1]. Le village qui l’entourait jusqu’au sac de 1445 par les Armagnacs a été reconstruit après cette date à un kilomètre au nord-est, tout en conservant l’édifice comme église paroissiale jusqu’en 1830. « L’église des champs » est actuellement englobée dans le cimetière communal (fig. 1).

Fig. 1. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud, vue d’ensemble des peintures murales (© Jean-Luc Isner, 2019).

L’édifice et la restauration de 1869

Construite sur un plan quadrangulaire, la nef unique de l’église est éclairée de chaque côté par trois grandes baies néogothiques ; le gouttereau nord laisse apparaître en partie haute deux petites lancettes du XIVe siècle actuellement murées, qui trahissent l’ancienneté de l’édifice et témoignent de l’impératif de protection, interdisant en des temps troubles l’ouverture de grandes baies plus près du sol. L’édifice est complété à l’est par un clocher-chœur couvert en bâtière, dont le premier étage date des années 1382-1386. Le haut de la tour a été construit en 1408, le bois de charpente ayant été coupé durant l’hiver 1407, selon une information transmise par Gérard Munch[2]. Un arc triomphal en tiers-point montrant des traces de décor peint sépare la nef du chœur (fig. 2). Ce dernier est orné de peintures murales datant vraisemblablement du début du XVe siècle. Retrouvées sous un badigeon en 1989, ces peintures remarquables n’ont à ce jour pas encore été restaurées ; elles se déploient sur l’ensemble des murs et représentent des épisodes de la Genèse et de la Passion. Du côté nord, le chœur communique par une porte en arc brisé avec une sacristie ajoutée au XVIIe ou au début du XVIIIe siècle, au sol revêtu de tomettes anciennes ; elle est couverte par une croisée d’ogives et éclairée par des baies rectangulaires, qui ont été surmontées à l’extérieur par des trilobes aveugles néogothiques.

Fig. 2. Oltingue (68), église Saint-Martin, vue intérieure vers le chœur (© Jean-Luc Isner, 2019).

Une campagne de restauration, menée en 1869 sous la direction de l’architecte mulhousien Joseph Langenstein (1814-1886), a été très dommageable pour l’édifice[3]. Dans le chœur, la custode a été déposée, et les voûtes, mises en place en remplacement du plafond en bois, ont fait disparaître les parties hautes des peintures médiévales, qui étaient probablement dissimulées à l’époque sous des couches de badigeons. La nef a été pourvue d’un plafond stuqué néobaroque sans intérêt, remplaçant un plafond peint du XVIIIe siècle qui avait retenu, lors d’une visite, toute l’attention du peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905)[4]. Les travaux ont également largement modifié les façades de l’église par le percement de grandes fenêtres néogothiques, ce qui a ébranlé les vieux murs, comme on pouvait le constater encore il y a peu sur la face est du clocher.

Les enjeux de la restauration de 2017/2018

Alors qu’elle n’avait pas connu de travaux significatifs depuis cette intervention catastrophique, l’église a fait l’objet d’une campagne de fouilles en 1989 sous la direction de Roland Schweitzer (1925-2018), en prélude à des travaux de rénovation du dallage, du plancher et des bancs de la nef. Les investigations ont révélé la présence d’un mobilier funéraire important, dont un sarcophage en pierre semblable à celui de sainte Odile, confirmant ainsi l’ancienneté du sanctuaire. Une partie de ces tombes est depuis lors présentée en situation au milieu de la nef.

L’archéologue a pu mettre en évidence la série d’édifices présents sur le site depuis le VIIIe siècle ainsi que les agrandissements successifs du lieu de culte (fig. 3). L’enjeu de l’opération effectuée entre 2017 et 2018 était la dépose par décroutage de la couche d’enduit extérieur à la tyrolienne datant du XIXe siècle qui recouvrait tout l’édifice afin de remettre au jour les enduits anciens sous-jacents et de les restaurer. Les murs présentaient alors un enduit « jeté de brosse » réalisé lors de la rénovation de 1869, qui se détachait par endroits en découvrant un support badigeonné plus ancien. Le Besenwurf lessivé par les intempéries n’avait plus, généralement, qu’une consistance très sableuse, au contraire de l’enduit ancien sous-jacent, resté dur et cohérent, car protégé par un badigeon. L’adhérence de l’enduit du XIXe siècle était d’autant moins bonne qu’il avait été appliqué directement comme une simple couche de finition à même l’enduit préexistant, sans que celui-ci n’ait été piqué au préalable pour en faciliter l’accroche. Cette façon de faire, peu conforme aux usages du métier, nous permettait d’envisager paradoxalement une restauration respectueuse des supports anciens ; par ailleurs, elle a constitué une réelle chance pour la préservation des décors muraux qui ont été mis au jour, dont l’existence était pour la plupart inconnue. Dans les parties dégradées en base du clocher, l’enduit sous-jacent badigeonné à la chaux montrait en effet une série de graffitis à la sanguine dont la préservation s’imposait. Par ailleurs, dans l’espace découvert par une fissure marquant le milieu de sa façade est, on apercevait une petite portion de tracé circulaire de couleur jaune faisant penser à la présence d’un grand cadran peint à même l’enduit, qui ne pouvait être que celui d’une horloge compte tenu de son orientation (fig. 4). Rien ne laissait présager en revanche l’existence de graffitis en partie haute du clocher, et surtout la présence d’une peinture murale d’exception sur le mur gouttereau sud de la nef.

Fig. 3. Oltingue (68), église Saint-Martin : développements successifs selon les sondages archéologiques entrepris en 1989 sous la direction de Roland Schweitzer, plan récapitulatif (© Jean-Luc Isner, 2019).

Fig. 4. Oltingue (68), église Saint-Martin : traces du cadran d’horloge avant décroutage des enduits (© Jean-Luc Isner, 2019).

La campagne de travaux de 2017/2018 a permis de restaurer la plupart des enduits anciens en conservation, à l’exception des faces ouest de la nef et du clocher particulièrement éprouvés par les intempéries, l’objectif étant de préserver l’ancienne « peau » de l’édifice qui constitue une part de son authenticité. Les lacunes et les reprises au ciment que l’on relevait notamment en partie basse des murs ont été restaurées avec un mortier de chaux traditionnel, réalisé en trois couches, d’une granulométrie similaire à celle des enduits anciens. Les parties où le corps d’enduit ancien était conservé et en état ont reçu une nouvelle couche de finition. Enfin, l’ensemble des surfaces a été homogénéisé et protégé par un badigeon traditionnel à la chaux, ménageant des « fenêtres » sur les parties pourvues de décors. Les travaux ont permis également la restauration des couvertures de l’édifice à l’aide de tuiles de fabrication semi-artisanale, en mêlant, selon les proportions relevées sur la toiture en place, des tuiles plates à bout en anse de panier, rond, en pointe et surtout en fer de lance, ces dernières étant jadis très répandues dans le Sundgau[5]. Prévoyant en outre la pose préalable d’un drain pour assainir la base des murs, l’opération a été précédée de sondages archéologiques menés par l’Inrap Grand Est sud en juillet 2016[6]. Ces sondages ont montré la présence de tombes à proximité immédiate des murs gouttereaux de l’édifice, mais n’ont apporté aucune autre information sur le bâtiment.

Le cadran d’horloge et les graffitis du clocher

Le décroutage des enduits du clocher a remis au jour un cadran peint de grande taille, daté de la fin du XVIIIe siècle, dont l’encadrement architecturé inhabituel en Alsace fait peut-être écho à une tradition plus commune dans la Suisse voisine, où les façades à décors architecturaux feints sont nombreuses. Très proche de notre sujet, le château de Chillon à côté de Vevey conserve un cadran d’horloge peint entouré d’un décor de colonnes de 1543, date à laquelle l’horloger André de Morges a réalisé une horloge pour la tour carrée du château (fig. 5). Le cadran d’horloge remis au jour à Oltingue est tourné vers l’est en direction du village (fig. 6). Il prend la forme d’un carré de 2,70 m, qui paraissait à l’origine surmonté d’un fronton, accosté de 2 colonnes en candélabre portant chacune un chapiteau surmonté d’une boule (fig. 7), formant un ensemble de style renaissance tardive très proche dans son esprit de notre exemple suisse. Le cadran proprement dit occupait l’intervalle de 2 cercles ocre, dont les tracés préparatoires avaient été incisés à l’aide d’une pointe de compas. Il était agrémenté de chiffres romains noirs séparés par de petites étoiles rouges. Au centre du disque apparaît encore le trou bouché de l’axe des anciennes aiguilles, probablement déposées au XIXe siècle, entouré par un soleil rayonnant ocre. Il ne reste en revanche nulle trace dans le clocher du mécanisme qui les actionnait. Les écoinçons du cadran sont occupés, respectivement de gauche à droite et du haut en bas, par les chiffres 1, 7, 8 et 3 datant l’ouvrage de 1783, ce qui intrigue au vu de son style archaïsant. Peut-être s’agit-il là en réalité d’une date de rénovation, mais ce cadran peint constitue quoi qu’il en soit un témoignage intéressant du goût artistique persistant à la campagne à la fin du XVIIIe siècle. Les vestiges ont été consolidés dans l’attente d’une restauration qui devrait rendre un peu de lisibilité à ce décor peu fréquent en Alsace.

Fig. 5. Chillon, château : cadran d’horloge (doc. Château de Chillon, Suisse).

Fig. 6. Oltingue (68), église Saint-Martin, clocher, côté est : le cadran d’horloge (© Claude Jauffret, 2019).

Fig. 7. Saint-Martin d’Oltingue, église Saint-Martin, clocher, côté est  : le cadran d’horloge, détail du coin supérieur gauche (© Jean-Luc Isner, 2019).

Au pied du clocher, les graffitis, qui apparaissaient furtivement du fait de la dégradation des enduits au balai du XIXe siècle, ont bénéficié d’une consolidation. Considérés longtemps comme des dégradations, les graffitis font partie aujourd’hui de l’histoire d’un édifice en tant que témoignages de la vie au quotidien. Aussi ont-ils été laissés visibles dans une grande fenêtre du badigeon. Les inscriptions portées à la sanguine mêlent des croix à nombre de dessins sommaires plus difficiles à interpréter. On relève en partie haute, et gravée en creux dans la couche superficielle de l’enduit, la signature de ha s gschwind accompagnée de la date de 1646, ce qui fournit indirectement une datation a minima pour la mise en œuvre des enduits retrouvés. Le décrépissage a également révélé, en partie supérieure du clocher, la trace d’encastrements de solives en bois, signalant la présence d’une ancienne structure couverte établie en encorbellement, ainsi que d’une ouverture bouchée de plain-pied avec le niveau supérieur du beffroi (fig. 8). La trace de cette ouverture, témoignant probablement d’une ancienne bretèche défensive[7], a été conservée lors de la restauration par la mise en œuvre d’un enduit rugueux formant contraste avec le caractère lisse de l’enduit courant. Non loin, on a pu relever la présence d’autres graffitis à la sanguine, qui n’avaient pu être tracés que depuis le balcon disparu ; ils représentent une fillette tenant un cerf-volant (fig. 9), voisine d’un petit personnage en arme tenant une lance et un bouclier et surmontant un dessin de château ; ces dessins sommaires constituent des témoignages de vie quotidienne émouvants et pourraient dater de la même époque que les dessins situés au bas de la tour. Enfin, nous avons découvert, à mi-hauteur de la face sud du clocher, un cadre rouge évoquant une fenêtre. Il pourrait s’agir du contour d’un cadran solaire, mais l’absence de tout vestige apparent de chiffres ou de trace de stylet oblige à la prudence.

Fig. 8. Oltingue (68), église Saint-Martin, clocher, côté est : vestiges du cadran d’horloge et de la bretèche (© Jean-Luc Isner, 2019).

Fig. 9. Oltingue (68), église Saint-Martin, clocher, côté est : graffitis de la jeune fille au cerf-volant et du soldat (© Jean-Luc Isner, 2019).

La peinture murale du mur gouttereau sud

Le décroutage des enduits extérieurs du mur gouttereau sud a révélé la présence d’une fenêtre médiévale témoignant là encore par sa taille très modeste du peu d’éclairage naturel dont devait alors bénéficier la nef. En revanche, il n’a pas révélé de porte latérale en partie arrière de l’église, dont la présence avait été notée du côté intérieur par Roland Schweitzer en 1989, ce qui suggère que celle-ci aurait été bouchée à une époque très ancienne, antérieurement à la réalisation des enduits dégagés. La découverte la plus importante a concerné la mise au jour d’une peinture murale de grande taille sur le mur gouttereau sud. Alertés lors des travaux de décroutage des enduits par l’apparition d’une bordure de couleur noire, nous avons procédé en liaison avec la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) Grand Est à la réalisation de sondages d’environ 10 cm sur 10 cm (fig. 10), afin de confirmer la présence d’un décor mural sous l’enduit du XIXe siècle et d’en évaluer la superficie. Les sondages se révélant positifs, l’atelier de restauration Eschlimann a procédé au dégagement précautionneux de l’ouvrage et à sa consolidation[8]. Conservée sur une longueur de 4,45 m pour une hauteur d’environ 2,00 m (fig. 11), la surface picturale est délimitée tel un tableau par un liseré noir, qui la distingue du fond badigeonné du reste du mur. Elle devait orner le fond d’une construction dont témoignent 4 traces d’encastrements de solivages espacées d’environ 1,60 m. Ce solivage perpendiculaire à la façade constituait la base d’une charpente qui protégeait un espace de taille significative adossé au mur sud de l’église et ouvert sur le cimetière[9], dont nous préciserons plus loin la fonction.

Fig. 10. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud : carré de sondage (© Jean-Luc Isner, 2019).

Fig. 11. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud : vue d’ensemble de la peinture murale (© Claude Jauffret, 2019).

Réalisée dans une dominante sombre voire noire et d’une manière enlevée, la scène s’inscrit dans un décor de jardin arboré marqué par des bordures de fascines, et figure la rencontre de plusieurs personnages. Les principaux d’entre eux mesurent environ 1 m de hauteur, soit la moitié de la hauteur de la représentation. Au premier plan, on devine une silhouette très altérée qui semble vêtue d’une grande aube serrée à la taille, quelque peu anachronique par rapport aux habits portés par les autres protagonistes (fig. 12). Face à lui, une file de personnes arrive par la droite. Elle vient de franchir un petit pont en bois, établi sur un torrent, qui délimite le cadre de l’action. Un homme en arme protégé par une cuirasse et portant une hallebarde ouvre la marche, devant un personnage tenant une bourse dans la main gauche, dont le haut est également très effacé. Derrière lui, un homme habillé d’un beau costume porte une grande lanterne, suivi par un quatrième personnage qui débouche à peine du pont, et dont on distingue surtout les jambes vêtues de bottes. Les vêtements des personnages, dans le style du début du XVIIe siècle, donnent une indication sur la date probable de création de la peinture. De l’autre côté du pont, sur la berge opposée du torrent, un grand portail ouvert marque l’entrée d’un jardin ceint d’une clôture en bois ajourée (Lattenzaun). Ce second plan, bien que se rattachant au sujet principal à dominante noire et partageant avec lui une facture simple, est réalisé dans un ensemble de couleurs claires associant un bleu ciel très lumineux pour l’eau et le ciel, un vert cru pour les sols en herbe à un ocre jaune tout aussi lumineux pour le pont et la clôture (fig. 13). Le jardin se situe en périphérie d’une ville, qui se déploie du côté gauche et sur tout l’arrière-plan du décor mural. La cité présente l’aspect d’une ville baroque bordée par un fleuve, mais l’aspect orientalisant de ses dômes évoque à l’évidence une représentation de Jérusalem, éclairée par les dernières lueurs du jour. Car le contraste saisissant entre le cadre arboré très sombre du premier plan et le fond éclatant de couleurs rassemblant le jardin et la ville figurés sur l’autre rive du fleuve, loin de correspondre à deux décors étrangers l’un à l’autre ou à des repeints, est volontaire et vise à évoquer une scène nocturne. En effet, malgré l’aspect des personnages et de leur arrière-plan, la peinture renvoie à l’orée de l’ère chrétienne et représente un épisode bien connu de la Passion du Christ, qui s’est déroulé pendant la nuit précédant son arrestation[10]. Marc (14.26) nous dit qu’après son dernier repas, Jésus se rendit « à un domaine du nom de Gethsémanie » (verset 32), ce qui signifie pressoir à huile en araméen, situé aux abords immédiats de Jérusalem, « de l’autre côté du torrent Cédron » (Jean, 18,1), pour y passer les dernières heures avant son arrestation au milieu de ses disciples. Puis, il se retira avec quatre de ses compagnons au Mont des Oliviers où il passa la nuit à prier. Pendant ce temps, les textes rapportent qu’une troupe d’hommes en armes quitta la ville et franchit le Cédron. Elle a rendez-vous avec Judas, qui doit leur désigner son maître pour leur permettre de l’arrêter. C’est précisément le sujet de la peinture remise au jour à Oltingue. La petite troupe armée s’éclairant à la lanterne vient à la rencontre de Judas, l’homme en aube. En effet, dans l’iconographie chrétienne, Judas est généralement représenté habillé d’une robe jaune, la barbe et les cheveux roux, le nez crochu. L’homme d’arme en cuirasse et le personnage à la lanterne font écho à l’Évangile de Jean, qui cite des « huissiers », armés et munis de flambeaux. Le dernier personnage porte une grosse bourse car il s’apprête à remettre à Judas les 30 deniers qui correspondent au prix de sa trahison.

Fig. 12. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud, peinture : détail de la rencontre des protagonistes (© Claude Jauffret, 2019).

Fig. 13. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud, peinture : détail des jardins de l’autre côté de l’eau (© Claude Jauffret, 2019).

La rencontre de Judas avec la troupe venue de Jérusalem pour arrêter Jésus était parfois représentée de façon autonome dans le cadre d’un cycle sur la Passion du Christ. On peut voir par exemple au Musée des Augustins de Fribourg-en-Brisgau un tableau du maître de Hohenlandenberg provenant de Constance (Suisse), montrant la petite troupe armée et Judas en longue robe jaune empoignant la bourse en récompense de la trahison à venir. Mais il est beaucoup plus fréquent de la voir au second plan d’une représentation de Jésus au Mont des Oliviers, que celle-ci soit de nature picturale ou qu’elle prenne la forme d’un groupe statuaire, une figuration de Jérusalem par-delà les eaux du Cédron permettant généralement d’indiquer le contexte de l’action.

Nous avons vu plus haut que la peinture d’Oltingue devait se situer à l’origine en fond d’une construction d’une certaine profondeur, alors qu’un simple auvent aurait suffi à la protéger s’il s’était agi d’une œuvre autonome. Selon toute vraisemblance, elle constituait le fond d’un groupe statuaire représentant la dernière nuit de prière de Jésus, sujet couramment désigné sous le nom de « mont des oliviers » ou Ölberg en allemand. Le thème chrétien extrêmement répandu et très prisé depuis la fin du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle, notamment en Alsace, représente Jésus agenouillé au pied d’un rocher et tourné vers un ange qui lui présente un calice, symbolisant le sang du sacrifice. Ses trois plus proches apôtres sont généralement allongés à ses pieds, saint Pierre et saint Jacques semblant en proie aux cauchemars, alors que Saint Jean sommeille en paix. À Oltingue, le décor de fond, qui seul est conservé, est placé à environ 1,60 m du sol, ce qui donne une indication sur la hauteur du massif qui devait supporter les personnages de Jésus et des apôtres Pierre, Jacques et Jean, probablement représentés à taille humaine. Le décor de fascines situé à la base des personnages de la peinture murale constitue un élément incontournable de toute représentation du Mont des Oliviers, agissant comme un marqueur de la scène en la situant dans l’environnement de jardins évoqué par les Écritures. Il devait probablement se poursuivre autour des apôtres et de Jésus, comme dans le très beau mont des oliviers baroque provenant de l’ancienne chartreuse de Molsheim, déplacé aux abords de l’ancienne église des Jésuites.

D’autres monts des oliviers conservés en Alsace permettent d’imaginer le monument disparu. Si l’on en trouve de plus ou moins bien conservés, mais généralement plus récents dans le Sundgau[11] comme dans le reste de la province, le plus fameux de tous est abrité par la cathédrale de Strasbourg. L’ensemble monumental, crée en 1510 pour le charnier de l’église Saint-Thomas, fut déplacé une première fois en 1530, puis transféré en 1667 à son emplacement actuel ; sa force plastique l’a fait attribuer au grand sculpteur Veit Wagner. On admirera en particulier la représentation très réaliste des soldats entourant Judas, aisément reconnaissable par sa bourse. D’une qualité artistique moindre, ceux d’Obernai et de Blienschwiller évoquent cependant mieux, de par leur situation et leur configuration, l’ensemble disparu d’Oltingue ; le premier, réalisé par le sculpteur Paul Windeck de Sélestat en 1517, prend place dans une construction voûtée attenante à une chapelle et ouverte sur le cimetière. Sur les voûtes en résille figurent des anges et les symboles des évangélistes. Les statues en grès de Jésus et de ses apôtres se déploient devant un beau décor peint, représentant non l’arrivée des soldats à la rencontre de Judas, mais le moment où celui-ci embrasse le Christ et le désigne à la troupe venue l’arrêter. À noter cependant que ce décor datant de 1586 a été plusieurs fois restauré. À Blienschwiller, le groupe sculpté datant du XVIIe siècle prend place sous un auvent en bois comme c’était le cas à Oltingue. La peinture de fond représente un décor végétal abondant et des constructions évoquant l’orient sous un ciel crépusculaire, décor là encore très restauré. Mais nulle trace de Judas ni de la troupe de soldats, la scène se limitant à Jésus priant au pied du rocher et à l’apparition de l’ange qui tient dans sa main le calice. On voit par ces quelques exemples que la représentation apparaissant généralement en fond, derrière le groupe principal figurant Jésus et les apôtres, pouvait varier quelque peu, plus rarement être absente ou se limiter à un décor arboré évoquant les collines autour de Jérusalem. Elle pouvait illustrer soit la rencontre de Judas avec la troupe de soldats venus arrêter Jésus, comme à Saint-Martin d’Oltingue, soit la scène postérieure du baiser de Judas. Mais par-delà le pittoresque de ses personnages, la vraie singularité de la représentation d’Oltingue réside dans la richesse du décor urbain figurant la ville de Jérusalem. Celui-ci (fig. 14) impressionne tant par son ampleur que par sa facture raffinée. La ville est ceinturée de puissantes fortifications bastionnées bordées par la rivière, dont les flancs contrastés renforcent l’expression de puissance. De par la proximité géographique, on peut voir ici comme un écho de la ville de Bâle bordée par les eaux du Rhin, la cité ayant bénéficié au tournant du XVIIe siècle d’un grand projet de fortifications baroques qui a probablement marqué l’esprit des contemporains[12]. À l’intérieur des murailles, le peintre a représenté avec soin des maisons au faux appareil de pierre rouge, des clochers délicats, des tambours et coupoles baroques aux puissants contreforts. L’ensemble figure une sorte de ville idéale correspondant à l’image de Jérusalem pour le chrétien, et fait penser aux « portraits » de villes, parfois enjolivés, des cosmographies publiées à la même époque. La qualité de la représentation résonne d’une manière particulière quand on pense à la place incontournable occupée par la dynastie Merian, active à Bâle et à Francfort dans l’impression et la diffusion de ce type d’ouvrage au moment même de la création de la peinture. La ville de Bâle devait disposer de fait à l’époque de nombreux dessinateurs, peintres, graveurs, à même de figurer avec un certain brio la représentation d’un grand panorama urbain. Pour l’heure, nous n’avons en revanche aucune idée des qualités plastiques des statues dont ce décor peint constituait le fond, mais on peut penser qu’elles étaient à la hauteur de celles de la peinture murale, la ville de Bâle comptant alors nombre d’artistes de qualité.

Fig. 14. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud, peinture : détail du décor urbain en fond de la peinture (© Claude Jauffret, 2019).

D’après les traces que nous avons relevées, le mont des oliviers d’Oltingue devait s’étendre sur une surface d’environ 15 à 20 m2, adossé au mur sud de l’édifice sur la largeur approximative du petit auvent de protection que nous avons mis en place au-dessus de la peinture (fig. 15). Cet espace est maintenant occupé par des tombes et leur implantation a probablement effacé jusqu’aux fondations du monument, ainsi que des colonnes qui devaient nécessairement soutenir la couverture de part et d’autre du groupe statuaire. Le projet de restauration de l’architecte Langenstein, conservé aux Archives départementales du Haut-Rhin, ne montre par ailleurs aucune trace de cet édicule, ni sur les plans, ni sur les représentations des façades de l’église[13]. L’ensemble a donc certainement été détruit bien avant 1868, probablement pendant la période révolutionnaire. Mais peut-être les statues ont-elles échappé à la destruction et sont-elles conservées dans les collections d’un musée, dans l’ignorance de leur provenance réelle. Elles auront également pu être sauvées de la destruction dans le but d’être réutilisées aux jours meilleurs pour créer un nouveau monument dans un village des environs[14]. Quoi qu’il en soit, le mont des oliviers d’Oltingue prenait tout son sens au milieu du cimetière du village, qui se tenait depuis les origines au pied de l’église Saint-Martin, rappelant à tous les visiteurs le sacrifice de Jésus pour le salut des mortels. La peinture murale, qui seule en témoigne de nos jours, devrait faire l’objet prochainement d’une campagne d’analyses scientifiques, dans le but de déterminer un protocole de restauration adapté. Il sera nécessaire en parallèle de la replacer dans son contexte de création, tant du point de vue social, politique, religieux qu’artistique. Le milieu à l’origine de l’œuvre est probablement celui de la ville de Bâle au début du XVIIe siècle, dont dépendait la campagne proche, tant sur le plan spirituel que juridique. Quel en était le commanditaire ? Quel pourrait en être l’auteur ? On peut affirmer qu’il maîtrisait l’art du « portrait » de ville, peut-être était-il aussi graveur. Des découvertes archivistiques complétant les analyses iconographiques et scientifiques pourraient permettre un jour d’avancer dans la connaissance de l’œuvre, voire d’en attribuer la paternité à tel ou tel artiste issu du « cœur du Rhin Supérieur ».

Fig. 15. Oltingue (68), église Saint-Martin, façade sud : peinture sous son auvent de protection (© Jean-Luc Isner, 2019).

[1] Dominique TOURSEL-HARSTER, Jean-Pierre BECK, Guy BRONNER, Dictionnaire des Monuments historiques d’Alsace, Strasbourg, La Nuée Bleue/DNA, 1995, p. 302.

[2] Gérard Munch, chercheur en histoire, historien de l’ancienne abbaye de Lucelle et d’Oltingue ; voir en particulier Gérard MUNCH, Roger SCHWEITZER, Jean ZIMMERMANN, Découvrir le Sundgau, Oltingue, Histoire de l’antique chapelle Saint-Martin des Champs, Société d’histoire Sundgauvienne, 1990.

[3] Le dossier d’autorisation de la restauration entreprise en 1869, approuvé en date du 26 décembre 1868 par le préfet du Haut-Rhin, témoigne de l’ampleur des transformations opérées. Les coupes longitudinale et transversale montrent la nef surmontée de sa charpente, l’arc triomphal et la nouvelle voûte à créer dans le chœur. Le pignon ouest de l’église tout comme la vue générale en plan représente l’ancienne entrée de l’édifice désaxée vers le sud et le portail néogothique actuel, plus haut et ramené dans l’axe de la nef.

[4] Jean-Jacques Henner, peintre français (Bernwiller 1829, Paris 1905), Grand prix de Rome de peinture (1858), apprécié par ses contemporains comme portraitiste et peintre à succès à Paris à partir de 1870, tout en restant très attaché à sa province d’origine et en particulier à son Sundgau natal.

[5] Les tuiles faites sur mesure selon la répartition des types de tuiles qui étaient en place proviennent des Tuileries de Niderviller (57).

[6] Diagnostic archéologique Inrap Grand Est, sous la direction de Richard Niles (juillet 2016).

[7] L’ouvrage a pu servir également de position d’observation, ce côté du clocher étant tourné vers l’est et permettant un contact visuel avec le château de Landskron, ce qui n’est pas le cas depuis le pied de l’édifice. On trouvait aussi un dispositif défensif du même ordre à Obermorschwiller, un autre village du Sundgau, tout en haut de la face Est du clocher roman, comme l’a très justement fait remarquer Marc Grodwohl, archéologue et anthropologue en 2017 lors d’une conférence marquant les 750 ans de la construction.

[8] Rapport d’intervention de l’atelier de restauration de peinture Eschlimann, mars 2018.

[9] Rappelons que les sondages archéologiques de l’Inrap effectués en préalable aux travaux n’ont en effet relevé la trace d’aucun mur perpendiculaire à la nef.

[10] Nous remercions M. Christian Hubschwerlen qui, le premier, nous a orienté vers le thème de l’arrestation de Jésus au Mont des Oliviers, piste confirmée ensuite par plusieurs participants au colloque de Guebwiller.

[11] Blotzheim, Landser, Ranspach-le-Bas (XVIIe siècle), Roppentzwiller (voir note 14), Werentzhouse, Burnhaupt-le-Bas (vestiges).

[12] Une vue des fortifications de Bâle dont les parties réalisées à l’époque baroque, d’une étendue plus modeste que le projet de fortification initial, figure dans le « Portrait » de la ville gravé par l’éditeur Merian paru dans le recueil : Matthäus MERIAN, Topographia Helvetiae, Rhaetiae et Valesiae, Francfort, Merian’s Erben, 1654.

[13] On peut s’étonner cependant que nulle mention n’ait été faite de la présence de la peinture qui devait être apparente à l’époque, à moins que cette présence n’ait amené l’architecte à augmenter l’intervalle entre les deux premières fenêtres néogothiques de la nef, créées à l’occasion de la restauration.

[14] On notera par exemple qu’en 1840, l’abbé Kauffmann, curé de Roppertzwiller, petit village situé à moins de 8 km au nord d’Oltingue, entreprend à ses frais la construction d’un oratoire pour abriter un mont des oliviers, en réutilisant des statues en grès qui auraient été sculptées « vers le XVIIIe siècle ». Le conseil de fabrique interrogé ne possède aucune trace de l’acquisition des statues ni de leur provenance.

 

Pour citer cet article : 
Jean-Luc ISNER, « Une peinture murale inconnue à Saint-Martin d’Oltingue », dans Ilona HANS-COLLAS, Anne VUILLEMARD-JENN, Dörthe JAKOBS, Christine LEDUC-GUEYE (dir.), La peinture murale en Alsace au cœur du Rhin supérieur du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Guebwiller (2-5 octobre 2019), Caen, Groupe de Recherches sur la Peinture Murale (GRPM), 2023, mis en ligne en février 2023. URL : https://grpm.asso.fr/activites/publications/colloque-guebwiller/jean_luc_isner/.