Pierre-Yves Caillault
Architecte en chef des Monuments historiques
Matei Lazarescu (†)
Artiste peintre, Étude et conseil en peinture murale
Résumé : La restauration du transept sud de la cathédrale de Strasbourg a permis de poursuivre les investigations sur la polychromie des façades et de mettre au jour un aspect méconnu de leur présentation d’origine. Des éléments avaient déjà été observés dès 2010 et des prélèvements de ces vestiges polychromes avaient donné lieu à de premières analyses. Les recherches récentes ont apporté de nouvelles informations témoignant d’une conception toute particulière de la polychromie des parements au Moyen Âge. Des vestiges de décor peint sont présents sur les sculptures, sur des éléments sculptés et moulurés, ainsi que sur les parements. Les sculptures polychromées et dorées prenaient place dans un cadre également rehaussé de couleurs. Des traces de polychromies ont été observées sur les articulations, par exemple sur les chapiteaux des colonnes jumelées situées entre les roses, et le fronton a révélé des traces de couleurs dans les incisions des trois cadrans solaires. Les parements de pierres de taille eux-mêmes étaient revêtus d’une polychromie. Cette mise en couleur extérieure nécessite d’être mise en perspective avec un faux appareil intérieur décrit au XIXe siècle. Elle en offre toutefois une version plus subtile par la diversité de la couleur de fond, les veines tracées sur celle-ci et les joints feints en blanc, ne respectant pas toujours les joints véritables. Cette recherche d’un appareil idéalisé apparaît jusque dans la frise sculptée sous la première coursive, montrant toute l’attention portée à la stéréotomie. Ces observations doivent donner l’impulsion à une campagne de recherche systématique et élargie sur ce thème.
Die Außenfarbigkeit der Kathedrale von Straßburg: jüngste Entdeckungen
Zusammenfassung: Die Restaurierung des südlichen Querschiffes der Kathedrale in Straßburg gab den Anlass für neue Untersuchungen zur Polychromie der Fassaden und stellt deren ursprüngliches Aussehen in ein neues Licht. Seit 2010 waren bereits Farbfragmente aufgefallen und Proben dieser Fassungsreste analysiert worden. Die jüngsten Untersuchungen lieferten neue Informationen, die Aufschluss über ein ganz besonderes Farbkonzept der mittelalterlichen Architekturoberflächen geben. Spuren der Fassung finden sich auf den Skulpturen, den behauenen Elementen und Reliefs sowie auf den Architekturoberflächen. Die polychrom gefassten und vergoldeten Skulpturen wurden von einer ebenfalls bemalten Rahmung umgeben. Spuren der Farbfassung konnten auf den Gliederungselementen festgestellt werden, wie auf den Kapitellen der Doppelsäulen zwischen den Fensterrosen und im Giebel, wo sich Farbspuren in den Ritzungen der drei Sonnenuhren zeigen. Die Oberflächen der Quadersteine waren ebenfalls farbig gefasst. Diese Außenfarbigkeit erfordert einen Vergleich mit der im 19. Jahrhundert beschriebenen Fugenmalerei des Innern. Diese stellt allerdings eine subtilere Version dar, die sich durch die Farbvielfalt des Untergrunds, die darauf gemalten Adern und die weißen gemalten Fugen auszeichnete, die nicht immer dem realen Steinschnitt folgen. Diese Suche nach einem idealisierten Mauerwerk findet sich auch in dem mit Skulpturen versehenen Fries unterhalb des Rundgangs, und zeigt wie sehr der Stereotomie Platz eingeräumt wird. Diese Beobachtungen sollten Anstoß zu systematisch durchzuführenden und weit angelegten Untersuchungen geben.
À l’occasion de la restauration du transept sud dont est chargée la Fondation de l’œuvre Notre-Dame, il nous a semblé pertinent, avec la Direction régionale des Affaires culturelles d’Alsace, de proposer la restauration des vitraux, afin de profiter de la dynamique du chantier et d’inscrire cette opération dans une restauration globale du transept sud (fig. 1). Il s’agissait également de poursuivre les investigations sur la polychromie des façades du transept et de mettre au jour un aspect relativement méconnu de la présentation d’origine des élévations extérieures de la cathédrale. L’étude préalable à la restauration de la façade sud du bras sud du transept et des contreforts de celle-ci, réalisée en 2010 sous la direction de Christiane Schmukle-Mollard, avait mis en évidence les éléments polychromes subsistant sur les parements et les éléments sculptés. Des prélèvements de vestiges polychromes avaient en outre été analysés dans le cadre d’une étude circonscrite au mur ouest du transept[1].
Les recherches menées par un restaurateur spécialisé ont permis de préciser cette connaissance et de faire de nouvelles découvertes qui témoignent d’une conception toute particulière de la polychromie des parements au Moyen Âge.
Le transept sud présente divers types de décor peint : les sculptures polychromes, les éléments sculptés et moulurés peints, le décor peint sur parement, le décor architectural feint.
Les sculptures médiévales encore en place sur le monument (tympans du Couronnement et de la Dormition), ou déposées au Musée de l’Œuvre Notre-Dame (Astrologue au cadran solaire), révèlent une très riche polychromie d’origine (fig. 2-4). Si les vestiges sont ténus, ils attestent d’une grande variété de couleurs (y compris la dorure), qui couvraient l’ensemble des surfaces : carnation des visages, cheveux, tuniques, etc.
La polychromie était présente également sur l’entourage de ces sculptures. La voûte abritant le bas-relief (restitué au XIXe siècle) de l’Assomption de la Vierge est entièrement peinte, et ses nervures sont soulignées par une teinte claire. La statue de la Vierge du deuxième niveau, originellement mise en œuvre en 1493, se détachait sur un ciel étoilé, visible sur des gravures anciennes, dont les vestiges subsistent en inversion (bleu du ciel conservé sous la dorure, disparue, des étoiles) (fig. 5-7).
Décor sculpté et moulurations étaient également peints : ainsi, l’alternance rouge et ocre jaune des chapiteaux des colonnes jumelées situées entre les roses (fig. 8), ou le décor rouge orangé des éléments du deuxième registre.
Enfin, le fronton présente trois cadrans solaires incisés, dont les traits étaient rehaussés de couleurs (fig. 9-11).
Mais la découverte la plus étonnante, qui doit ouvrir sur d’ultérieures recherches, est ce décor de pierres colorées et faux joints, jouant subtilement sur l’aspect réel de la maçonnerie, au moins antérieur au XVIe siècle.
Les décors de faux joints sont récurrents dans les édifices médiévaux, et ont été largement restitués ou copiés au XIXe siècle. Les parements intérieurs de la cathédrale Notre-Dame auraient porté à partir de 1486, selon l’architecte Gustave Klotz (1810-1880), un badigeon « rouge couleur de pierre avec joints d’appareil en blanc »[2]. Lors de la remise en couleur des intérieurs de la cathédrale de 1835, un rapport atteste de la présence de badigeons couleur grès dans la chapelle Saint-Laurent : « il s’est trouvé que les nervures des voûtes étaient primitivement peintes, ainsi que tous les ornemens (sic) en pierre de taille, de la couleur des pierres de la carrière du Cronthal »[3]. D’autres documents évoquent, lors de cette même opération, la présence de couleur jaune sur les pierres[4]. Cette mention pourrait-elle signifier l’existence ancienne d’une alternance polychrome sur les parements intérieurs de la cathédrale ?
Un tel décor de faux appareil à joints blancs (imitant différentes nuances de grès) subsiste aujourd’hui (probablement une restitution du décor antérieur) dans la salle capitulaire et semble couvrir l’ensemble des parements.
Les parements extérieurs de la cathédrale portaient également des badigeons, en continuité des décors intérieurs. Dans les combles de la chapelle Saint-Laurent (construite contre le bas-côté nord en 1515-1521, et alors sous le vocable de saint Martin), le parement conserve un badigeon rouge pâle, dont la couleur a pu être obtenue avec de la poudre de grès, ou de tuileau (type de badigeon qu’on a retrouvé dans le chœur de la cathédrale de Toul).
Sur le transept sud, c’est un système polychrome bien plus complexe qui a été mis en œuvre. Au-delà de la simple imitation de l’appareil, il s’agit ici de le magnifier en jouant sur un panachage de couleurs de blocs et une alternance « améliorée » de ceux-ci. Les blocs de grès, délibérément de natures différentes, portent des couches très minces de peinture qui en imitent la couleur et la texture afin d’accentuer l’alternance des assises ou de la « corriger » en unifiant deux pierres par une même coloration qui donnera l’illusion d’un bloc unique, par exemple. Les veines mêmes de la pierre sont figurées. Les joints blancs viennent accentuer ce subtil jeu illusionniste. Si les assises horizontales de l’appareil sont généralement respectées, les faux joints se superposant aux vrais, verticalement, les joints peuvent être peints sur les blocs afin de les unifier ou de les séparer. Il s’agit de donner l’impression d’un appareil parfaitement maîtrisé. Cette attention prévaut jusque dans la frise sculptée sous la première coursive, où de faux-joints sur les nervures des feuillages permettent d’équilibrer l’alternance des blocs avec l’appareil sous-jacent (de même que certains vrais joints sont masqués par la présence d’un badigeon dans la teinte du reste de la frise) (fig. 12). L’application de cette « règle » à un décor sculpté, là où l’on aurait plutôt tendance à effacer les joints, est tout à fait significative de l’importance donnée à l’appareillage. Le peintre Michael Pacher (vers 1435-1498) illustre parfaitement cette tendance ornementale dans ses représentations de décors de faux joints blancs ou sombres, et d’appareils polychromes (fig. 14). Ces vestiges polychromes témoignent d’une volonté de maîtriser, de magnifier la polychromie et l’appareillage des parements, dans un certain idéalisme du système constructif qui semble tout à fait proche des aspirations des maîtres d’œuvre à l’âge d’or de la stéréotomie.
Cette mise en œuvre très particulière des concepteurs du Moyen Âge se perdra peu à peu au gré des restaurations de la cathédrale. Le décor, plus tardif, de larges faux joints violets, systématiquement apposés sur le joint réel, viserait plutôt à masquer des reprises de joints et à atténuer la différence de couleur entre ceux-ci et la pierre en place. Au XIXe siècle, la patine noirâtre, présente aujourd’hui sur les parements (excepté à l’arrière de l’horloge), cherche à harmoniser les surfaces en effaçant les différentes teintes de pierres, dans une démarche résolument inverse à celle qui prévalait à l’origine. La remarque de Johann Knauth (1864-1924) sur la polychromie est à ce sujet significative : l’architecte observe en 1905 des vestiges de polychromie sur les parements extérieurs de la cathédrale.
« Quant aux parements, ils gardaient pour la plupart leur apparence de pierre de taille, seules les pierres bigarrées étaient teintées d’une légère lasure pour harmoniser l’ensemble, tout en respectant le grain et le caractère de la pierre. Parallèlement, le contour des joints était défini en blanc »[5].
Si ses observations font montre d’une grande sensibilité et d’une bonne connaissance de l’édifice, les badigeons servent pour l’architecte à « harmoniser » les pierres. Or les investigations actuelles démontrent que l’effet recherché à l’origine était, à l’inverse, une polychromie de l’appareillage jouant sur l’aspect naturel, accentué, des grès.
Au-delà des patines diverses, les remplacements de grès ont eu tendance à être réalisés dans une seule et même nature de pierre (dont le choix a pu varier au cours du XXe siècle), tendant à uniformiser l’aspect des élévations de la cathédrale.
Les observations menées récemment sur le transept sud renouvellent profondément notre connaissance sur la conception d’origine de la cathédrale, dont les élévations portaient un programme polychrome complet (et non circonscrit aux sculptures et éléments moulurés). Elles doivent être approfondies pour donner l’impulsion à une campagne de recherche systématique et élargie sur ce thème exceptionnel.
[1] Daniel JEANNETTE, Stéphane Logel, Étude de la polychromie du mur ouest du transept sud, 2010.
[2] Jacques KLOTZ, Gustave Klotz 1810-1880, d’après ses notes, ses lettres, ses rapports, Strasbourg, Muh-Leroux, 1965, p. 156.
[3] Archives de la Ville et de la Communauté Urbaine de Strasbourg : 3 OND 137, cité par Anne VUILLEMARD, La polychromie de l’architecture gothique à travers l’exemple de l’Alsace : du faux appareil médiéval aux reconstitutions du XXIe siècle, Thèse de doctorat sous la dir. de R. RECHT, Université Marc Bloch, Strasbourg, 2003, p. 803.
[4] Anne VUILLEMARD, op. cit., p. 804.
[5] Johannes KNAUTH, « Mittelalterliche Technik und moderne Restauration. Vortrag gehalten in der Ausstellung der Denkmalpflege 1905 in Strassburg », Strassburger Münsterblatt, 3, 1906, (trad. non publiée S. Bengel, 2009), p. 12.