Nicolas Lefort

Docteur en histoire de l’Université de Strasbourg, UR 3400 Arche

Télécharger le PDF

Résumé : Dans les églises classées de l’Alsace, de nombreuses peintures murales ont été restaurées et de nouveaux décors créés pendant la période allemande du Reichsland (1871-1918). Après le retour de l’Alsace à la France, le service des Monuments historiques porte un regard très critique sur ces travaux, il s’oppose aux nouveaux projets de décors peints dans les églises de la région et limite son intervention à des travaux de dégagement et de protection des peintures anciennes. Si certains critiques demandent que les restaurations de l’époque allemande soient conservées comme des témoignages historiques, d’autres souhaitent leur suppression. Malgré le vœu de ces derniers, les travaux de dérestauration de peintures murales sont peu nombreux pendant l’entre-deux-guerres en raison de la pénurie des crédits des Monuments historiques et du bon état de conservation des édifices concernés. Mais après 1945, l’étendue des dommages de guerre et la vétusté de nombreuses églises d’Alsace appellent d’importants travaux. L’Architecte en chef des Monuments historiques Bertrand Monnet profite de ceux-ci pour supprimer de manière systématique les décors créés à l’époque du Reichsland et les remplacer par un simple badigeon. Ces travaux de dérestauration s’expliquent par l’aversion du service des Monuments historiques pour le néogothique et le pastiche, par son rejet des restaurations au sens de Viollet-le-Duc, et surtout, par sa volonté de « dégermaniser » les monuments de l’Alsace. Dans les années 1970-1980, le regard sur les travaux de restauration de la période du Reichsland commence cependant à évoluer et certaines opérations à susciter la polémique.

Der französische Denkmalschutz und die in der Zeit des Reichslands restaurierten Wandmalereien im Elsass

Zusammenfassung: Während der Zeit des Reichslands Elsass-Lothringen (1871-1918) wurden in denkmalgeschützten Kirchen des Elsass viele Wandmalereien restauriert sowie neue Wandmalereien geschaffen. Nach der Rückkehr des Elsass an Frankreich, betrachtet der französische Denkmalschutz diese Arbeiten sehr kritisch; er widersetzt sich neuen Malereiprojekten in den Kirchen der Region und beschränkt seine Tätigkeit auf Freilegungen und Schutz der alten Malereien. Obgleich gewisse Kritiken sich für den Erhalt der deutschen Restaurierungen als historische Zeugnisse aussprechen, so wünschen andere deren Entfernung. Trotz dieses Wunsches, werden nur wenige Wandmalereien in der Zwischenkriegszeit „entrestauriert“ da es an Geldern mangelt und die Gebäude sich in gutem Zustand befinden. Doch nach 1945 erfordern die Kriegsschäden und die Baufälligkeit vieler Kirchen im Elsass umfangreiche Renovierungsarbeiten. Bertrand Monnet, Architekt des Denkmalamtes, nutzt diese Arbeiten, um systematisch die zur Zeit des Reichslands entstandenen Malereien zu beseitigen und sie durch einfache Anstriche zu ersetzen. Diese Entrestaurierungen lassen sich mit der Abneigung gegen die Neugotik und die Nachahmungen seitens des Denkmalschutzes sowie durch die Ablehnung der Restaurierungen im Sinne von Viollet-le-Duc und vor allem durch den Wunsch nach „Entgermanisierung“ der elsässischen Denkmäler erklären. In den Jahren 1970-1980, ändert sich jedoch die Auffassung bezüglich der Restaurierung aus dieser Zeit des Reichslandes und gewisse Eingriffe werden kontrovers diskutiert.

La période allemande du Reichsland d’Alsace-Lorraine, qui s’étend du traité de Francfort de 1871 à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, est marquée par la restauration et la création d’innombrables décors peints dans les anciennes églises d’Alsace alors que la période précédente, de 1850 à 1870, avait été celle des débadigeonnages et des grattages[1].

Pendant que l’Alsace est allemande, un important changement de goût et de méthode en matière de restauration des monuments s’opère en France. Au XIXsiècle, les architectes de la génération de Viollet-le-Duc (1814-1879) avaient rétabli la polychromie de nombreuses églises. Mais à partir du tournant du XXe siècle, le service français des Monuments historiques s’oppose aux projets de décorations peintes et demande que la pierre des églises classées reste apparente pour des raisons à la fois archéologiques et esthétiques.

La pratique de la restauration des monuments historiques en Alsace au début du XXe siècle se trouve donc en décalage avec la France. Or l’Alsace-Lorraine fait retour à la France en 1918-1919. Dès lors, se pose la question de l’attitude du service français des Monuments historiques face aux peintures murales restaurées et créées dans les églises d’Alsace à l’époque allemande[2].

I. De la fin du Reichsland au début de la Deuxième Guerre mondiale

A. Les critiques des Français sur les décorations peintes dans les églises d’Alsace

Après l’annexion de l’Alsace à l’Empire allemand en 1871, les Français continuent de s’intéresser à la conservation des monuments historiques de la région et ne manquent pas une occasion de dénoncer les méthodes des restaurateurs allemands. À partir de 1903, le critique d’art André Hallays (1859-1930), membre de la commission du Vieux-Paris, pourfendeur des restaurations et de leurs architectes, se rend régulièrement en Alsace et y consacre de nombreuses livraisons de son feuilleton « En flânant[3] ». Il y évoque à plusieurs reprises les peintures néogothiques créées par les Allemands. Hallays prend pour exemple Saint-Georges de Haguenau « affreusement défigurée » par « de féroces restaurations et surtout de terribles peinturlurages » (fig. 1). Il cite l’église de Walbourg, dont les voûtes sont décorées de motifs « dans le style du XVe siècle ». Il s’attarde surtout sur l’église protestante Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg, dont la restauration par l’architecte allemand Carl Schaefer (1844-1908), est qualifiée de « plus ridicule spécimen de cette méthode désastreuse ». Selon Hallays, « cent monuments précieux ont subi le même sort » en Alsace depuis l’annexion, un chiffre qui n’est peut-être pas exagéré si l’on se réfère à la thèse d’Anne Vuillemard-Jenn[4]. Le critique d’art est un nationaliste proche des milieux propagandistes de la cause française en Alsace. S’il veut bien reconnaître que la France possède « quelques vieux édifices auxquels on a infligé ce traitement barbare » par le passé, c’est-à-dire au temps de Viollet-le-Duc, il considère que la manie de peindre les églises est un dogme qui a été imposé aux Alsaciens par les professeurs des écoles techniques supérieures allemandes. Il se console cependant en pensant que « par bonheur, l’humidité mettra fin bientôt à ce carnaval archéologique » et qu’« avant cinquante ans, il ne restera rien de tous ces badigeonnages[5] ».

Fig. 1. Haguenau (67), église Saint-Georges, état au début du XXe siècle, photographie de J. Manias, 1906 (BNUS/Numistral).

Après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, la réintégration de l’Alsace-Lorraine devient l’un des principaux buts de guerre de la France. À la suite du bombardement et de l’incendie de la cathédrale de Reims, les monuments historiques se retrouvent au cœur de la propagande des belligérants. Les Allemands sont accusés par les Français d’être des « vandales » et des « barbares ». Leurs œuvres d’art et leur architecture sont considérées comme des pastiches lourds et prétentieux. Dans un livre paru en 1918, le chef de la division des services d’architecture – et futur directeur général des Beaux-Arts – Paul Léon (1874-1962) oppose, de façon manichéenne et simpliste, une méthode française de conservation à une méthode allemande de restauration des monuments en prenant pour exemples l’église de Sewen et les travaux de Charles Winkler (1834-1908) à la collégiale Saint-Thiébaut de Thann[6]. Paul Léon oublie cependant que si Winkler est né en Bavière et a commencé ses études en Allemagne, il a poursuivi sa formation chez Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) à Paris et a obtenu la nationalité française. Redevenu allemand en 1871, Winkler a continué à appliquer les théories du Français Viollet-le-Duc en Alsace[7].

B. Le retour à la France : une position de principe contre les décorations peintes

Après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France en novembre 1918, le gouvernement français veut très vite y introduire les méthodes françaises en matière de monuments historiques. La loi du 31 décembre 1913 est rendue applicable aux territoires recouvrés dès le mois de juin 1919[8]. Une direction de l’architecture et des beaux-arts est créée à Strasbourg avec la mission de réintroduire le « goût français » en Alsace et Lorraine. Les architectes allemands en fonction au moment de l’armistice, tels que Johann Knauth (1864-1924), sont rapidement expulsés et remplacés par des architectes français formés à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et lauréats du concours d’Architecte en chef des Monuments historiques. Le Parisien Paul Gélis (1885-1975) est ainsi chargé de l’entretien et de la restauration des édifices classés du Bas-Rhin et du Haut-Rhin de 1919 jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale[9].

Après le rattachement des services d’architecture et des beaux-arts d’Alsace et Lorraine au ministère des Beaux-Arts à Paris, la question des peintures murales des églises d’Alsace ne tarde pas à faire l’objet d’un débat à la commission des Monuments historiques. En 1925, le critique d’art André Hallays propose de déclasser l’église protestante Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg en raison « des restaurations indiscrètes et grossières qui lui ont fait perdre une grande partie de son caractère[10] ». Paul Gélis critique la restauration de Carl Schaefer tout en soulignant que l’église comprend encore de nombreuses parties authentiques[11] (fig. 2). De son côté, l’Inspecteur général des Monuments historiques Paul Boeswillwald (1844-1931) suggère de faire abstraction des peintures murales refaites « dans le goût des Allemands » car « la peinture s’effacera et le classement empêchera de les refaire ». Il est par conséquent décidé de maintenir le classement pour ne pas « punir l’édifice » et risquer une vague de demandes de déclassements[12].

Fig. 2. Strasbourg (67), église protestante Saint-Pierre-le-Jeune, photographie jointe au rapport de Paul Gélis, 1925 : « Les parties ajoutées ou modifiant l’aspect primitif sont marquées en rouge. Les parties restaurées d’après des données certaines sont marquées en bleu. » (MPP, 81/67/51).

Au même moment, le curé de l’église Saint-Florent de Niederhaslach demande l’autorisation de réaliser une peinture figurée sur le mur au-dessus de l’arc triomphal. Celui-ci est couvert d’un faux appareil à fond blanc depuis 1897. Le curé soutient qu’il est en mauvais état et qu’« il est peint en carrelage comme le sont les corridors d’une maison de paysans[13] ». Mais la commission des Monuments historiques s’oppose à l’unanimité à l’exécution du projet : « Elle déclare vouloir ainsi réagir contre les abus des décorations peintes, qui ont trop souvent dénaturé l’aspect des églises alsaciennes depuis 1870 », « elle entend donner à cette décision la valeur d’un avis de principe[14] » et émet le vœu que le chœur soit débadigeonné. André Hallays « est persuadé que le jour où le grès des Vosges réapparaîtra dans toute l’église le projet de peinture ne se discutera même plus[15] ». L’affaire prend un tour politique en raison de la montée du « malaise alsacien » et de la crise autonomiste qui atteint un pic entre 1924 et 1928. Mais l’administration des Beaux-Arts maintient sa position, malgré la campagne de presse menée par le curé de Niederhaslach et le soutien qu’il reçoit de plusieurs députés du parti catholique alsacien.

Une affaire semblable se déroule à l’église Notre-Dame-de-la-Nativité à Saverne. Le curé souhaite profiter du nettoyage de l’église pour renouveler les décors des clefs de voûte qui portent les armoiries de l’évêque constructeur Albert de Bavière (1478-1506) et d’autres donateurs. Il veut également orner la naissance des voûtes et les embrasures des fenêtres (fig. 3), et réaliser une peinture en forme de « tapisserie gothique » au-dessus de l’arc triomphal. Membre de la Société pour la conservation des Monuments historiques d’Alsace depuis 40 ans, le curé assure vouloir « que tout se fasse avec goût et sobriété comme le style le réclame ». Il explique qu’« il faut qu’une église avec la sévérité de son caractère joigne une note agrémentant le moral des fidèles et des visiteurs[16] ». Conformément à son avis de principe, la commission des Monuments historiques s’oppose au projet de décoration peinte[17], la municipalité retire son consentement au classement de l’édifice, et celui-ci ne pourra donc être prononcé qu’en 1977.

Fig. 3. Saverne (67), église Notre-Dame-de-la-Nativité, projet d’ornementation peinte pour la nef par C. Jaeg & Fils, 1925 (MPP, 81/67/26).

C. Les travaux des années 1920-1930 : allègement et simplification des décors peints

Le rejet des décorations peintes pose la question du sort que le service des Monuments historiques réserve à celles qui existent déjà dans les églises où il est amené à réaliser des travaux de restauration. Certains critiques souhaitent que ces peintures soient supprimées, tandis que d’autres demandent leur maintien. André Hallays pense, comme John Ruskin (1819-1900), que les monuments doivent être maintenus dans l’état où les siècles les ont légués et que le goût est trop changeant pour revenir sur les erreurs du passé : Saint-Pierre-le-Jeune ne doit donc pas être « dérestauré » mais servir d’exemple à ne pas suivre[18].

Les polychromies néomédiévales de plusieurs églises du Haut-Rhin ont été endommagées par la Grande Guerre. Conscient de l’attachement du clergé et de la population à ces décors, l’Architecte en chef Paul Gélis ne les supprime pas totalement mais les allège et les simplifie au maximum. À la collégiale Saint-Thiébaut de Thann, il décide de « conserver la décoration existante […] en la simplifiant un peu[19] ». À l’église Saint-Maurice de Soultz, il parvient à convaincre la municipalité et le clergé de supprimer « la décoration […], bleu et or, des voûtes du chœur » et de la remplacer « par une décoration plus légère » composée de simples filets le long des nervures[20]. À Lautenbach, il enlève les peintures des voûtes du chœur, jugées « du plus mauvais goût », et les remplace également par de simples filets[21]. Ainsi, les polychromies de la période du Reichsland sont remplacées par de nouvelles plus conformes au goût français de l’époque.

En dehors de la réparation des dommages de guerre, le service des Monuments historiques considère que les travaux de réfection des décors peints sont de caractère somptuaire. Confronté à une pénurie de crédits pendant tout l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement pendant la crise des années 1930, il n’autorise l’exécution de tels travaux que lorsqu’ils sont entièrement financés par la fabrique d’église et la commune propriétaire, avec l’aide éventuelle du département et de la direction des cultes d’Alsace-Lorraine. À Eschau, les peintures de la voûte de l’abside sont en mauvais état et jugées « très vilaines ». Le curé en réclame la réfection. Paul Gélis propose de les gratter et de faire appel au peintre alsacien Robert Gall (1904-1974), ancien élève de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et des Ateliers d’art sacré pour les remplacer par des peintures plus modernes[22] (fig. 4 a et b). À l’église Saint-Étienne de Strasbourg, l’évêque demande la réfection des peintures de la nef pour pouvoir accueillir le Congrès eucharistique de 1935. L’Inspecteur général des Monuments historiques Pierre Paquet (1875-1959) préférerait que les travaux ne soient pas exécutés et regrette de ne pouvoir aller contre « l’esprit du clergé [alsacien] qui veut avoir des églises paraissant neuves[23] ».

Fig. 4 a

Fig. 4b. Eschau (67), église Saint-Trophime, peintures de la voûte de l’abside avant et après l’exécution du projet de Robert Gall, 1932 (MPP, 81/67/7 et Vital BOURGEOIS, L’art chrétien moderne en Alsace, Strasbourg, F.-X. Le Roux, 1933, pl. XXXIV).

Dans certains cas, la réfection des décors peints revêt un enjeu national. À Wissembourg, les peintures de l’église protestante Saint-Jean sont très sales et doivent être refaites. L’arc triomphal est surmonté de l’inscription allemande « Ein’ feste Burg ist unser Gott !», titre d’un cantique de Luther, repris par Richard Wagner dans sa Kaisermarsch célébrant le retour de Guillaume Ier victorieux de la guerre franco-prussienne de 1870. Appelé à subventionner les travaux, le conseil général du Bas-Rhin émet le vœu que l’inscription soit maintenue. Mais Paul Gélis la juge « hors de proportion » et décide de la refaire « avec des caractères plus petits[24] ». Elle sera supprimée après 1945, au moment de la réparation des dommages de guerre.

Ainsi, malgré la position de principe adoptée par la commission des Monuments historiques, le service doit se montrer conciliant avec le clergé alsacien pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, sous peine de blocage. Il obtient néanmoins que les peintures néomédiévales soient refaites de manière simplifiée ou plus moderne. Le début de la Deuxième Guerre mondiale marque cependant une rupture et la fin du décor peint en Alsace pour plusieurs décennies.

II. Après 1945 : la suppression des décors peints dans le cadre de la reconstruction et des travaux de vétusté

A. La poursuite de la « dégermanisation » des monuments de l’Alsace

L’Alsace est très fortement touchée par les combats et les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale. Sur les 900 édifices protégés au titre des Monuments historiques que compte alors la région, plus du tiers ont été plus ou moins endommagés et doivent être réparés. La première urgence est de mettre hors d’eau et de consolider provisoirement les bâtiments, puis d’effectuer la réparation définitive des toitures, des maçonneries et enfin des vitraux[25]. La restauration des peintures murales est donc très loin d’être une priorité.

Pour faire face à l’ampleur de la tâche, le service des Monuments historiques d’Alsace est réorganisé et rajeuni. Formé à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et lauréat du concours d’Architecte en chef des Monuments historiques de 1941, le Parisien Bertrand Monnet est chargé des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin de la Libération jusqu’à son départ à la retraite en 1981. Refusant tout pastiche, il n’hésite pas à proposer la reconstruction des églises détruites, de leurs vitraux et de leur mobilier dans un style résolument contemporain. Architecte restaurateur, il est aussi le concepteur de bâtiments publics dont l’architecture s’inspire de Le Corbusier et du Mouvement moderne[26]. La peinture murale n’y a pas sa place, les matériaux bruts devant rester apparents.

Dans le cadre des travaux de reconstruction des monuments historiques d’Alsace, Bertrand Monnet propose d’éliminer toutes les transformations et ajouts « récents et fâcheux » du XVIIIe et du XIXe siècles, en particulier ceux de la période du Reichsland. Après quatre années d’annexion de fait de l’Alsace-Moselle à l’Allemagne nazie, l’après-guerre est marqué par un rejet de tout ce qui est allemand. Dans l’un de ses premiers rapports rédigés en 1945, l’architecte expose que « la plupart des monuments anciens de l’Alsace [ont] subi des restaurations assez brutales pendant l’annexion de 1870-1918 » et que ses prédécesseurs ont cherché à « dégermaniser nombre de monuments alsaciens que les archéologues allemands s’étaient évertués à défigurer pour mieux se les annexer[27] ». Il se propose donc de poursuivre dans cette voie de manière systématique puisque les dommages de guerre lui en donnent l’opportunité.

À Ammerschwihr, l’église Saint-Martin, construite au XVIe siècle mais agrandie pendant la période du Reichsland, a été endommagée par la guerre. Monnet souligne que l’édifice mériterait le classement, mais qu’il n’a été que partiellement inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1933 en raison « des peintures d’un goût discutable, œuvre d’un prêtre dont le zèle n’allait peut-être pas de pair avec le talent[28] ». Ces peintures ne datent en fait que de 1926, donc de la période française, mais l’argument national et patriotique régulièrement utilisé par Monnet lui fournit un prétexte pour les supprimer dans le cadre des travaux de restauration intérieure (fig. 5).

Fig. 5. Ammerschwihr (68), église Saint-Martin, état de la nef au début des travaux de réparation des dommages de guerre, 1945 (MPP, 81/68/2).

B. Le silence révélateur des sources

Le rapport de Bertrand Monnet sur Ammerschwihr est l’un des rares cas où l’architecte mentionne l’existence de peintures néogothiques dans une église entre 1945 et le milieu des années 1960. L’indifférence, voire le mépris du service des Monuments historiques pour les peintures murales de l’époque du Reichsland, et plus généralement de tout le XIXe siècle, se lit dans le silence des sources écrites, ainsi que dans l’absence de relevés et de photographies dans les archives.

À Haguenau, l’église Saint-Georges, construite principalement au XIIIe siècle et classée Monument historique depuis 1848, a été gravement touchée par les combats de 1945. L’église avait fait l’objet d’importants travaux de restauration, avec création de peintures murales, vitraux et mobilier néogothiques datant pour la plupart de l’époque du Reichsland. Monnet profite de la réparation des dommages de guerre pour supprimer l’ensemble de ce décor sans en faire la moindre mention dans son rapport à la commission supérieure des Monuments historiques, où il évoque seulement une « restauration […] identiquement à l’état ancien [qui] comprendra en outre la réfection générale des enduits[29] », comme si le décor néogothique n’avait jamais existé.

Alors que tous les travaux pouvant entraîner une modification de l’aspect des édifices et poser des questions de doctrine devraient être dirigés par l’Architecte en chef des Monuments historiques et soumis à l’administration centrale, des peintures néomédiévales sont supprimées lors de travaux de gros entretien conduits par l’architecte des Bâtiments de France, donc sans l’avis de l’inspection générale ni de la commission des Monuments historiques[30]. Ces travaux n’ont, par conséquent, laissé aucune trace dans les archives centrales du service.

C. De la charte de Venise à 1981 : des mentions plus fréquentes dans les sources, des pratiques de restauration inchangées

La « charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites », dite « charte de Venise », est adoptée en 1964. Son article 11 prévoit que « les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés » et que « le jugement sur la valeur des [états superposés] et la décision sur les éliminations à opérer ne peuvent dépendre du seul auteur du projet ». L’article 16 insiste quant à lui sur l’importance « d’une documentation précise sous forme de rapports analytiques et critiques illustrés de dessins et de photographies ». Bertrand Monnet a contribué au Congrès de Venise. D’après une étude récente de Claudine Houbart, il est le premier Architecte en chef à faire mention de cette charte dans la revue Monuments historiques où il publie plusieurs articles sur les questions de lisibilité et de réversibilité des restaurations[31]. Trois exemples montrent que si l’architecte fait plus souvent mention des peintures néogothiques dans ses rapports à partir du milieu des années 1960, ses choix de restauration concernant celles-ci demeurent inchangés.

En 1966, l’église protestante Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg est en mauvais état de conservation : les enduits extérieurs tombent par plaques et menacent la sécurité du public, tandis que l’intérieur est très sale. Bertrand Monnet consulte son prédécesseur Paul Gélis qui revient sur ses travaux de restauration de peintures murales en Alsace : « On a abusé de l’enlèvement des enduits intérieurs surtout dans les églises, sous prétexte de rechercher le mode de construction. Une église est un lieu de réunion et non une grange ! En Alsace, je me suis livré à quelques essais, peut-être malencontreux et démodés, mais le clergé était favorable et cela avec juste raison, les Allemands avaient suivi cette théorie, mais peut-être en exagérant. On ne peut pourtant pas leur reprocher les peintures extérieures de Saint-Pierre-le-Jeune[32] ». Cette lettre, conservée dans les archives personnelles de l’architecte, est la première trace que nous avons pu retrouver d’une réhabilitation des peintures de l’époque du Reichsland par un acteur du service des Monuments historiques. Elle est cependant restée sans effet sur la conduite de Bertrand Monnet qui propose « un piochement général des enduits » et un « décapage des peintures modernes sur les parements en pierre[33] ».

À Walbourg, les enduits de la nef de l’église Sainte-Walburge sont délabrés en raison des dommages de guerre et de la vétusté. Bertrand Monnet suggère de supprimer la décoration peinte du plafond et des murs qu’il juge de « très mauvais goût ». Pour l’Inspecteur général Jean-Pierre Paquet (1907-1975), ce « décor est d’un intérêt intrinsèquement médiocre » et « sa suppression ne peut laisser pour lui-même aucun regret ». Le décor est « supporté par un mauvais enduit et il ne peut être question de le restaurer ». Cependant, Paquet craint « l’effet que produira l’absence de tout décor » dans le volume de la nef. Il souhaiterait qu’« un décor nouveau et plus heureux que l’ancien » soit confié à un artiste français dans le style de Fernand Léger (1881-1955) ou de Jean Lurçat (1892-1966) mais la commune est bien trop pauvre pour qu’un tel projet puisse aboutir[34]. On se contente donc d’un enduit uni.

Dernier exemple : au milieu des années 1970, d’importants travaux de restauration intérieure sont exécutés à la collégiale Saint-Martin de Colmar. Bertrand Monnet et l’Inspecteur général Jacques Dupont (1908-1988) sont d’accord pour supprimer les polychromies néogothiques créées au début du XXe siècle dans la nef et le chœur. Par contre, une polémique éclate au sujet des peintures des voûtes du transept (fig. 6). Pour l’archiviste local, il s’agit de repeints de la fin du Moyen Âge sur l’enduit d’origine, tandis que pour Monnet, ce sont de mauvaises peintures néogothiques sur un enduit entièrement refait qu’il est donc impossible de « dérestaurer ». Dupont estime que, dans un cas comme dans l’autre, elles sont suffisamment intéressantes pour être conservées[35]. Mais Monnet décide de les recouvrir par une peinture monochrome, sans en référer à l’administration centrale, ce qui suscite le scandale[36]. Si l’architecte a commis une faute professionnelle, il a aussi été victime de l’opposition entre le maire de la ville et le président de l’« Association pour la restauration intérieure de la collégiale Saint-Martin » qui briguait la mairie[37].

Fig. 6. Colmar (68), collégiale Saint-Martin, peintures de la voûte du transept sud avant leur suppression par Bertrand Monnet, vers 1972 (MPP, 81/68/9).

Conclusion

Ainsi, les peintures créées ou restaurées dans les églises d’Alsace à l’époque du Reichsland sont critiquées et méprisées par le service français des Monuments historiques pendant une grande partie du XXe siècle. Beaucoup de peintures néomédiévales disparaissent dans le cadre des travaux de réparation des dommages de guerre ou de restauration sans laisser aucune trace. Leur suppression s’explique par des raisons archéologiques, esthétiques et techniques mais aussi par des enjeux symboliques, nationaux et patriotiques liés aux changements de domination de l’Alsace. Même si l’amorce d’un changement de regard s’opère après la charte de Venise, les dérestaurations se poursuivent pendant de longues années. Il faudra attendre la lente redécouverte de l’architecture du XIXe siècle pour que les peintures néomédiévales soient considérées comme dignes d’intérêt, et la réforme du service des Monuments historiques au milieu des années 1980 pour que les travaux pouvant conduire à leur suppression soient sérieusement documentés.

[1] Anne VUILLEMARD, La polychromie de l’architecture gothique à travers l’exemple de l’Alsace. Structure et couleur : du faux appareil médiéval aux reconstitutions du XXIe siècle, Thèse de doctorat sous la dir. de R. RECHT, Université Marc-Bloch, Strasbourg, 2003, p. 336.

[2] La présente étude repose principalement sur le dépouillement exhaustif des procès-verbaux de la commission des Monuments historiques et des dossiers de la série « travaux » conservés à la Médiathèque du patrimoine et de la photographie (MPP), à Charenton-le-Pont, pour la période allant de 1918 à 1981.

[3] Nicolas LEFORT, « Le critique d’art André Hallays (1859-1930) et le patrimoine de l’Alsace », Cahiers alsaciens, d’archéologie, d’art et d’histoire, 62, 2019, p. 177-206.

[4] Anne VUILLEMARD, op. cit.

[5] André HALLAYS, En flânant, À travers l’Alsace, Paris, Perrin, 1911, p. 219-220.

[6] Paul LÉON, La Renaissance des ruines : maisons, monuments, Paris, Henri Laurens, 1918, pl. xix et xx.

[7] François IGERSHEIM, Niels WILCKEN, « Winkler Charles », dans J.-P. KINTZ (dir.), Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, 40, Strasbourg, FSHAA, 2002, p. 4263-4264.

[8] Nicolas LEFORT, « L’introduction de la loi de 1913 en Alsace-Lorraine », dans J.-P. BADY, M. CORNU, J. FROMAGEAU, J.-M. LENIAUD, V. NÉGRI (dir.), De 1913 au Code du patrimoine, une loi en évolution sur les monuments historiques, Paris, La Documentation française, 2018, p. 178-187.

[9] Nicolas LEFORT, « La réorganisation des services d’architecture d’Alsace-Lorraine après le retour à la France (1919-1939) », dans A.-M. CHÂTELET, F. STORNE (dir.), Des Beaux-Arts à l’Université, Enseigner l’architecture à Strasbourg, vol. 1, Histoire et mémoires, Strasbourg-Paris, ENSAS-Éditions Recherches, 2013, p. 154-161.

[10] Charenton, Médiathèque du patrimoine et de la photographie (MPP), 80/15/26. Procès-verbaux de la commission des Monuments historiques, première section, séance du 29 mai 1925.

[11] MPP, 81/67/51. Rapport de l’Architecte en chef des Monuments historiques Paul Gélis sur la dernière restauration de l’église Saint-Pierre-le-Jeune (1897-1902), 4 juillet 1925.

[12] MPP, 81/67/51. Rapport de l’Inspecteur général des Monuments historiques Paul Boeswillwald à la commission des Monuments historiques, séance du 15 mai 1926.

[13] MPP, 81/67/17. Lettre du curé de Niederhaslach au directeur général des Beaux-Arts, 14 décembre 1928.

[14] MPP, 80/15/26. Procès-verbaux de la commission des Monuments historiques, première section, séance du 29 mai 1925.

[15] MPP, 80/15/27. Procès-verbaux de la commission des Monuments historiques, première section, séance du 13 juillet 1929.

[16] MPP, 81/67/26. Lettre du curé de l’église paroissiale Notre-Dame-de-la-Nativité de Saverne à l’Inspecteur général des Monuments historiques Paul Boeswillwald, 10 août 1925.

[17] MPP, 80/15/26. Procès-verbaux de la commission des Monuments historiques, première section, séance du 12 février 1926.

[18] André HALLAYS, « Le goût français en Alsace et en Lorraine », Journal des débats, 20 décembre 1919.

[19] MPP, 81/68/34. Rapport de l’Architecte en chef des Monuments historiques Paul Gélis, 9 mai 1927.

[20] MPP, 81/68/33. Rapports de l’Architecte en chef des Monuments historiques Paul Gélis, 9 juillet 1926 et 8 avril 1929.

[21] MPP, 81/68/19. Rapport de l’Inspecteur général des Monuments historiques Pierre Paquet à la commission des Monuments historiques, 19 décembre 1930.

[22] MPP, 81/67/7. Rapport de l’Inspecteur général des Monuments historiques Pierre Paquet à la commission des Monuments historiques, 18 décembre 1931.

[23] MPP, 81/67/52. Rapport de l’Inspecteur général des Monuments historiques Pierre Paquet à la commission des Monuments historiques, 13 mai 1937.

[24] MPP, 81/67/83. Rapport de l’Architecte en chef des Monuments historiques Paul Gélis, 28 juin 1933.

[25] Nicolas LEFORT, « Rendre à l’Alsace son beau visage : la reconstruction des monuments historiques après 1945 », Revue d’Alsace, 142, 2016, p. 139-181.

[26] Nicolas LEFORT, « Bertrand Monnet, Architecte en chef des Monuments historiques : 35 années de restauration de la cathédrale de Strasbourg (1947-1982) », Bulletin de la cathédrale de Strasbourg, 33, 2018, p. 169-208.

[27] MPP, 81/68/2. Rapport de l’Architecte en chef des Monuments historiques Bertrand Monnet, 18 décembre 1945.

[28] Ibid.

[29] MPP, 81/67/8. Rapport de l’Architecte en chef des Monuments historiques Bertrand Monnet, 18 mars 1950.

[30] Voir par exemple, le cas de l’église des Jésuites de Molsheim dont les peintures de la nef sont refaites sous la surveillance de l’architecte des Bâtiments de France Fernand Guri. MPP, 81/67/14. Lettre du conservateur régional des Bâtiments de France Jean Dumas au directeur de l’Architecture, 17 juin 1970.

[31] Claudine HOUBART, « La charte de Venise en France : acteurs, réception, interprétations (1957-1976) », Apuntes, Revista De Estudios Sobre Patrimonio Cultural, 30-2, 2017, p. 72-89, à la p. 86.

[32] Archives privées de Paul Gélis. Lettre de Paul Gélis à Bertrand Monnet, 25 janvier 1966.

[33] MPP, 81/67/51. Rapport de l’Architecte en chef des Monuments historiques Bertrand Monnet, 2 décembre 1966.

[34] MPP, 81/67/81. Rapport de l’Inspecteur général des Monuments historiques Jean-Pierre Paquet, 4 mars 1966.

[35] MPP, 81/68/9. Rapport de l’Inspecteur général des Monuments historiques Jacques Dupont, 23 juillet 1973.

[36] MPP, 81/68/9. Lettre du maire de Colmar Joseph Rey au préfet du Haut-Rhin, 7 octobre 1974.

[37] MPP, 81/68/9. Note confidentielle du Directeur régional des Affaires culturelles Jean Dumas au sous-directeur des Monuments historiques et des Palais nationaux Pierre Dussaule, s. d. [janvier 1975].

Pour citer cet article : 
Nicolas LEFORT, « Le service français des Monuments historiques face aux peintures murales des églises d’Alsace restaurées à l’époque du Reichsland », dans Ilona HANS-COLLAS, Anne VUILLEMARD-JENN, Dörthe JAKOBS, Christine LEDUC-GUEYE (dir.), La peinture murale en Alsace au cœur du Rhin supérieur du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Guebwiller (2-5 octobre 2019), Caen, Groupe de Recherches sur la Peinture Murale (GRPM), 2023, mis en ligne en février 2023. URL : https://grpm.asso.fr/activites/publications/colloque-guebwiller/nicolas_lefort/.