Lauriane Meyer

Historienne de l’art

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Résumé : En octobre 1474, le peintre Léonard Heischer est engagé par le prieur du couvent des Dominicains de Strasbourg, Jean Wolfhart, pour un important programme iconographique de peintures murales pour l’édifice des Prêcheurs. Il comporte notamment une danse macabre qui se situe dans la nef. Ce thème, très populaire aux XVe et XVIe siècles, trouve son origine dans le Dict des trois morts et des trois vifs (texte datant de la seconde moitié du XIIIe siècle). Par enrichissement, il devient une procession où des couples de vivants et de squelettes défilent sous les yeux des fidèles. À l’heure de la Réforme de l’observance de l’Ordre, cette commande intervient dans un contexte difficile à Strasbourg : la réforme y est compliquée, le couvent est déchu de sa position de capitale de la circonscription, Maître Eckhart et Tauler sont relégués au rang de glorieux souvenirs. Wolfhart agit à un moment crucial : il lui faut restaurer la crédibilité du couvent auprès de l’Ordre et conforter la confiance chancelante de ses ouailles. Le choix de ce thème iconographique peut être dicté pour apporter une réponse aux frères et aux fidèles en les mettant en regard de leur mort prochaine et le jugement divin qui les attend. La peur de la mort s’accompagne également d’une littérature spécifique, l’ars moriendi, un art du bien mourir qui commence par une vie vertueuse. Nous examinerons comment les Dominicains pouvaient mettre cette iconographie à leur service, en particulier à travers la prédication et les sermons.

Der 1474 gemalte Totentanz im Dominikanerkloster in Straßburg: Entstehung und Rezeption

Zusammenfassung: Im Oktober 1474 wurde der Maler Leonhard Heischer vom Prior des Straßburger Dominikanerklosters, Johannes Wolfhart, mit einem aufwendigen Ausmalungsprogramm für die Predigerkirche beauftragt. Zu diesem gehörte insbesondere ein Totentanz im Langhaus. Dieses sehr populäre Thema findet im 15. und 16 Jahrhundert eine Entsprechung in der Legende der drei Lebenden und der drei Toten (Text aus der zweiten Hälfte des 13. Jahrhunderts). Es entwickelte sich ein langer Reigen von Paaren, bestehend aus Lebenden und Skeletten, die sich so den Gläubigen zeigen. In der Zeit der Ordensreform fällt dieser Auftrag in einen schwierigen Kontext in Straßburg: die Reform erweist sich als kompliziert, das Kloster verliert seine Position als Hauptsitz, Meister Eckhart und Tauler geraten in den Hintergrund. Wolfhart handelt zu einem kritischen Moment: er muss die Glaubwürdigkeit des Klosters für den Orden wiederherstellen und das wankende Vertrauen seiner Leute festigen. Die Wahl des Bildthemas des Totentanzes kann somit den Brüdern und Gläubigen als Antwort dienen, in der Gegenüberstellung ihres eigenen Todes und Jüngsten Gerichts, das alle erwartet. Die Angst zu sterben kommt in der Erbauungsliteratur zum Ausdruck; die ars moriendi, die Sterbekunst, die mit einem tugendhaften Leben beginnt. Unser Beitrag zeigt inwiefern die Dominikaner diese Ikonografie in ihren Dienst stellten, hauptsächlich durch die Predigten.

Le 11 octobre 1474, Johannes Wolfhart, alors prieur du couvent des dominicains de Strasbourg, commande au peintre Léonard Heischer un important programme iconographique à destination de son église comprenant une Danse macabre, des prophètes et un Jugement dernier. En 1824, des fouilles sont réalisées dans l’édifice. Le pasteur Friedrich Edel (1787-1866) découvre sous un badigeon une série lacunaire, et par endroits très abîmée, de peintures murales qui composait un cycle de 21 représentations. L’église est détruite lors du tragique bombardement d’août 1870. De cet ensemble ne restent aujourd’hui que les cinq lithographies qui illustrent l’ouvrage qu’Edel publie en 1825[1].

Dans quel contexte cet ensemble est-il né et de quelle manière pouvait-il servir les Prêcheurs et les fidèles ? Nous aborderons ces deux points en examinant tout d’abord la présence des Dominicains à Strasbourg, puis la commande que passe Johannes Wolfhart et, enfin, le caractère efficace de son programme.

Les Dominicains de Strasbourg, un ordre et une église au cœur de la cité

1224 : les Dominicains à Strasbourg

En 1224, les Dominicains s’établissent pour la première fois extra-muros de Strasbourg, au quartier dit Finkwiller. Après avoir essuyé un échec pour obtenir des bâtiments situés rue Saint-Étienne, ils acquirent en 1248 un site dans l’angle opposé du castrum, ce qui leur permet d’avoir accès à la cité et de s’y s’implanter durablement. La première pierre est posée le 26 juin 1254 par l’évêque Henri de Stahlck. De 1254 à 1345, ils agrandissent la petite chapelle dédiée à Saint-Barthélemy (le saint protecteur de la corporation des tanneurs) pour réaliser une église qui est devenue l’une des plus grandes de la ville, à l’ombre de la cathédrale[2] (fig. 1). L’édifice est alors doté d’une nef à deux vaisseaux et d’un chœur imposant avec de hautes fenêtres ajourées, tandis que le couvent, lieu de vie des frères, jouxte l’église elle-même (fig. 2).

Fig. 1. Emplacement du couvent des Dominicains (en noir) de Strasbourg sur le plan de Conrad Morant, 1548, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum.

Fig. 2. Relevé du complexe conventuel des Dominicains, plans d’E. Salomon après 1870, Corpus Vitrearum France, vol. IX 2, p. 10.

Au fil du temps, le pouvoir des Dominicains grandit au grand désarroi des séculiers qui voient là une menace pour leur propre entreprise. Très actif, l’ordre des Prêcheurs trouve son épanouissement dans une vie monastique au sein de leur couvent, tout en restant ancré dans le siècle et au contact des fidèles. Les séculiers les accusent, entre autres, de les critiquer dans leurs sermons, et, surtout, de capter les rentes et les donations des fidèles, ce qui constitue autant de pertes financières pour eux.

La réforme dominicaine, une entreprise difficile

La réalisation de cet ensemble s’effectue dans un contexte politique difficile pour l’ordre des Prêcheurs. En effet, depuis sa fondation en 1216 par Dominique de Guzman (1170-1221), le fait de s’en tenir aux principes premiers s’avère rapidement une gageure compte tenu de l’adaptation constante du mode de fonctionnement des frères (pauvreté́ et biens communs dans leurs couvents) par rapport à leur mission apostolique dans la cité (prédication et enseignement). Dès le XIIIe siècle, des relâchements sont régulièrement signalés, et les premières tentatives de redressement pour revenir à une obéissance plus proche de la vision de saint Dominique restent lettre morte. Raymond de Capoue (1330-1399), à la tête de l’ordre en 1380, décide alors de spécialiser certains couvents dans l’observance comme d’autres le seraient pour l’étude ; un décret daté de 1390 préconise la création d’un couvent observant dans chaque province[3]. Les progrès sont lents, et les frères et les moniales sont réticents pour renoncer à leurs privilèges. De plus, les Dominicains doivent s’exiler par deux fois, en 1338-1339 et en 1342-1343, lorsque la ville est frappée d’interdit, car elle est favorable à Louis de Bavière face à la papauté.

En Teutonie, ces tentatives sont battues en brèche dès le premier quart du XVe siècle[4] (fig. 3). Mais entre 1449 et 1474, sous la direction successive des maîtres de l’Ordre, l’observance gagne de plus en plus de terrain. En 1465, Martial Auribelli (?-1473) est réélu maître général de l’ordre[5]. Il casse toutes les décisions de Guy Flamochet, son prédécesseur, et installe Johannes Wolfhart, terrible adversaire de l’observance. Ce dernier mène une lutte acharnée contre le succès croissant des observants, à tel point qu’il est emprisonné sur ordre de l’évêque de Strasbourg dès 1465 et n’est libéré que sur ordre pontifical[6]. En 1474, de nombreux changements secouent la province de la Teutonie : le succès des observants est alors total et le nombre des non-observants se réduit comme peau de chagrin. Les observants prennent alors la direction de la province et peuvent imposer un de leurs confrères à sa direction[7].

Fig. 3. Carte de la province de la Teutonie ; étapes de la réforme dominicaine au XVe siècle, en rouge : la ville de Strasbourg, Barthelmé, 1931.

Le couvent de Strasbourg perd soudain une place stratégique à la tête de son territoire, un échec d’autant plus cuisant que la cité faisait partie des premières villes d’Empire ayant accueilli des Dominicains. D’autre part, les conditions de vie des frères se relâchent à tel point que le Conseil de la ville interviendra plusieurs fois, mais sans succès, pour que leur mode de vie s’accorde avec leur statut ecclésiastique. La bulle vaticane de 1447 intimait déjà au prieur, sur demande des autorités civiles, et sans effet, de redresser son établissement[8]. Johannes Wolfhart est alors à la tête du couvent strasbourgeois depuis plus d’une décennie, et a dû souffrir de cette situation. Cependant, pour des raisons obscures, il change brusquement de camp et embrasse l’observance en 1474. Il lui faut maintenant redorer l’image du couvent, la sienne et raffermir la foi de ses ouailles. Les brillantes années de la mystique rhénane de Maître Eckhart, de Jean Tauler et d’Henri Suso sont devenues un lointain souvenir. C’est dans ce contexte qu’est effectuée la commande de la Danse macabre.

La commande de Johannes Wolfhart

Présentation générale du contrat

Le contrat, actuellement conservé aux Archives de la Ville de Strasbourg, est très riche en informations (fig. 4). En effet, outre des renseignements d’ordre financier et technique, relatifs aux fournitures destinées à la décoration picturale, il contient également le programme iconographique voulu par le commanditaire, ce qui n’est pas toujours le cas[9]. En 1961, Francis Rapp a consacré un article détaillé à ce contrat, dont nous exposons les principaux éléments dans les lignes qui suivent[10].

Fig. 4. Contrat passé entre Johannes Wolfhart et Léonard Heischer en date du 14 octobre 1474, Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, 1 AH 7372, f. 39v.

Au moment de cette commande, Léonard Heischer est un peintre à la carrière prometteuse. Entre 1467 et 1492, il est membre de la corporation des peintres de la ville, il en est même à la tête en 1479. Il entretient des liens professionnels avec l’Œuvre Notre-Dame et le Chapitre de Saint-Thomas[11]. Ce n’est donc pas un inconnu dans le paysage artistique strasbourgeois, et tout porte à croire que son travail était reconnu et apprécié. Outre ces peintures murales, l’historien de l’art Hans Rott (1876-1942) lui attribue également la fresque de la Nativité́ qui se trouve au-dessus de l’entrée de la chapelle Saint-André́ dans la cathédrale de Strasbourg ainsi que le Jugement dernier, daté de 1483, qui ornait le chœur de l’édifice, mentionné par Osée Schad en 1617[12].

Les indications d’ordre financier occupent une large place dans le contrat et présentent un montant total de 80 florins, sans omettre les fournitures nécessaires, les modalités de paiement qui se font en plusieurs phases ou encore les avantages en nature (repas, boissons). Cependant, nous savons que le prix des fournitures est souvent compris dans la somme que touche l’artiste pour son travail[13]. Ainsi, Heischer dut retrancher de cette somme le salaire de ses deux compagnons et le coût des matériaux. Par conséquent, son salaire est bien inférieur aux 80 florins initiaux. Il demandera d’ailleurs une avance de 20 florins, qui ne lui sera accordée que sur décision favorable d’un jury, convoqué pour l’occasion, et composé de Wolfhart lui-même, de Martin Rotgeber (vicaire du Grand Chœur), de Claus Liebendot (économe de l’Œuvre Notre-Dame) et d’Henri Medinger, un grand marchand de la cité qui fournissait notamment les peintres en feuilles d’or.

Enfin, Heischer ne dispose que de neuf mois pour réaliser ce programme car l’œuvre devait être terminée pour le 25 juin 1475. Passé ce délai, le prieur pouvait décider unilatéralement de lui retirer son travail et le confier à un autre peintre. Les comptes de cette période n’existant plus aujourd’hui, nous ne savons pas si Léonard Heischer a bien été payé pour son travail. Toutefois, il semble qu’il n’y ait pas eu de rupture de contrat car en octobre 1475, Heischer travaillait depuis quelques semaines pour le compte de l’Œuvre Notre-Dame en exécutant des peintures et des dorures de trois travées de la nef de la cathédrale, et ce sous la direction du maître Claus Liebendot qui connaissait bien son travail.

Concernant l’exécution même du sujet, Wolfhart fait entendre que la réalisation doit être de très bonne qualité, notamment avec l’emploi d’or et d’argent véritables pour les croix, les couronnes et les diadèmes. Les procédés utilisés diffèrent selon les parties du programme. Pour la Danse macabre, le peintre doit utiliser des couleurs à l’huile, un procédé déjà connu au XIVe siècle, et qui implique que le mur devait être enduit d’huile bouillante autant pour l’adhésion des pigments que pour celle des feuilles d’or dont il fera largement usage (il s’agit donc bien de peinture murale et non pas de fresque)[14]. Quant aux prophètes, ils sont réalisés avec de la peinture à la colle, un mélange obtenu principalement avec des restes de parchemin, du vinaigre et du miel. L’ensemble résistait très bien à l’humidité, mais rien ne nous indique pourquoi Wolfhart décida d’une autre technique pour les prophètes. Peut-être qu’une dépense moindre pour ces derniers, placés plus en hauteur et donc moins visibles des fidèles, permettait d’enrichir le décor de la Danse macabre placée plus bas ? À ce jour, rien ne permet de l’affirmer.

Un programme iconographique ambitieux

Le souhait de Wolfhart

Sans doute inspiré par la Danse macabre du cimetière de Bâle réalisée en 1440, la plus proche géographiquement, Wolfhart souhaite faire au moins autant et, si possible, mieux. Le programme qu’il définit est innovant : les scènes se déploient sur les murs septentrional et occidental, et comprennent une Danse macabre, une série de 10 prophètes placés au-dessus et un Jugement Dernier[15]. Les prophètes portaient des phylactères dont le texte revenait aux frères. Ces éléments textuels devaient renseigner les fidèles sur l’action qui se déployait sur les murs. Cela permettait d’établir un lien avec les autres éléments iconographiques présents dans l’édifice, et notamment dans l’imposant programme des vitraux.

Le choix du sujet : la Danse macabre

Le thème de la Danse macabre connaît un succès iconographique qui ne se dément pas à la fin de l’époque médiévale (fig. 5). Dès le XIIIe siècle, de nouvelles représentations de la mort font face aux paisibles gisants qui incarnent les nobles de ce monde. À l’origine de cette iconographie se trouve le Dit des trois morts et des trois vifs, dont la plus ancienne rédaction est antérieure à 1280[16]. Ce texte narre la rencontre de trois jeunes gens nobles, en pleine force de l’âge, qui se trouvent confrontés à trois squelettes, trois morts décharnés ou en pleine décomposition, avec lesquels s’engage un dialogue (fig. 6). Celui-ci porte sur les richesses, la puissance et la vanité du monde des vivants pour aboutir à la mort à laquelle rien ne résiste[17]. « Nous fûmes ce que vous êtes et vous serez ce que nous sommes » : telle est la mise en garde des morts aux vifs pour ne pas se perdre dans les apparences trompeuses du monde des vivants. De nombreuses copies et transcriptions de ce Dit permettent une large diffusion de cette légende[18].

Fig. 5. Danse macabre du Grand Bâle, copie de Johann Rudolf Feyerabend, aquarelle, 1806, Bâle, musée historique.

Fig. 6. La Rencontre des trois morts et des trois vifs, enluminure du Pseudo Jacquemart, Les Petites heures du duc de Berry, Paris, BnF, ms. latin 18014, f. 282 (détail), vers 1385-1390.

L’origine de la Danse macabre se trouve en partie dans ce texte. Les images macabres se diffusent sous l’influence des ordres mendiants, dominicains et franciscains[19]. Le dialogue initial des morts et des vifs, statique au départ, se met en mouvement et grandit avec l’adjonction de couples où la mort entraîne chaque vivant vers son destin fatal. Ce thème insiste sur un nivellement de toutes les couches sociales devant la mort.

Cependant, avant l’imprimerie qui accélère la diffusion de ces motifs, c’est par la fresque, la peinture murale et la sculpture que nous en connaissons les principaux cycles[20]. Certains d’entre eux se trouvaient sur les murs extérieurs des églises et les murs des cimetières. La première connue, peinte en 1424-1425, prenait place dans le cimetière des Saints-Innocents de Paris[21]. Des dessins et aquarelles de ces ensembles jouent également un rôle pour propager ce thème dans l’espace occidental.

Les dégagements de 1824

Est-ce que les indications précisées dans le contrat ont été réalisées par Heischer ? En effet, le programme est ambitieux, le temps restreint et la place strictement définie par l’espace mural à disposition. En 1824, l’architecte Auguste Arnold (1798-1879) découvre 21 peintures murales dans l’actuel Temple-Neuf. Il n’en dégagera que les premières, les autres étant trop endommagées. Le récit de ces investigations est relaté par Johann Gottlieb Schweighäuser (1776-1844), le 6 septembre 1824 dans les articles parus dans le Morgenblatt für gebildete Stände. Malheureusement, l’archéologue ne mentionne pas les prophètes et ne parle que d’un fragment du Jugement dernier qui se situait à côté de la première scène de la Danse macabre[22]. Enfin, les bombardements de 1870 ont entièrement détruit l’édifice et nous privent définitivement de cette découverte (fig. 7).

Fig. 7. Les ruines du couvent des dominicains, A. Varady, après 1870, bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, NIM26353.

La danse des morts se déployait sur le mur aveugle du bas-côté nord de l’église qui mesure 8 m de hauteur sous clef à cet endroit. Les personnages étaient à l’échelle une et peints à environ 2,10 m du sol (7 pieds du sol selon Schweighäuser[23]). Les prophètes qui devaient se trouver au-dessus n’ont probablement pas été réalisés pour des questions de place disponible et de visibilité par les fidèles car cette partie du mur est faiblement éclairée.

Friedrich Edel liste les scènes dégagées de la manière suivante dans les cinq groupes de peintures murales de la Danse macabre dégagés lors des fouilles de 1824[24] :

  1. tout d’abord un groupe de personnes (hommes, femmes et jeunes gens) et des religieux (pape, évêque et cardinal) massés sous la chaire d’un Dominicain en pleine prédication (fig. 8). Cette scène comporte beaucoup de points communs avec celle de Bâle.
  2. la mort emportant le pape, suivie de trois cardinaux et de deux autres personnes (fig. 9).
  3. le Kaiser et son épouse avec des suivants et suivantes, des souverains et un jeune homme avec une grosse couronne de roses sur la tête (fig. 10).
  4. le roi et la reine avec des suivants. Cette scène se trouvait entre les portes du mur nord (fig. 11).
  5. trois évêques, un cardinal et trois autres personnages (fig. 12).

Fig. 8. Danse macabre : scène de prédication, dans Friedrich Wilhelm Edel, Die Neue-Kirche in Straßburg. Nachrichten von ihrer Entstehung, ihren Schicksalen und Merkwürdigkeiten, besonders auch vom neuentdeckten Todtentanze, Strasbourg, Heitz, 1825, pl. III.

Fig. 9. Danse macabre : la mort emportant le pape et trois cardinaux, F. W. Edel, 1825, pl. III.

Fig. 10. Danse macabre : le Kaiser, son épouse et des suivants, F. W. Edel, 1825, pl. III.

Fig. 11. Danse macabre : le roi, la reine et leur cour, F. W. Edel, 1825, pl. III.

Fig. 12. Danse macabre : la mort avec trois évêques, un cardinal et deux autres personnages, F. W. Edel, 1825, pl. III.

La suite des autres scènes, bien plus dégradées, est restée partiellement couverte. On y distinguait des moines et moniales de différents ordres et d’autres membres de la société. À la fin se trouvait probablement une inscription avec le nom du peintre accompagnée d’une sentence morale. D’après les illustrations qui accompagnent son ouvrage, les scènes se déroulaient quasiment toutes sous un système d’arcatures. Ces dernières servent de séparation entre chaque scène (une arcade = un groupe) et elles font aussi écho au rythme des arcades qui se trouvent dans la nef. Les morts ont davantage l’aspect de décharnés que de véritables squelettes. Ils portent un linge qui dissimule partiellement leur corps. La particularité de cette disposition est de placer sous la direction d’un mort plusieurs personnes tandis que l’immense majorité des autres représentations s’en tient à un système binaire avec un mort associé à un vivant[25]. Peut-être que procéder ainsi permettait-il de faire correspondre les arcades réelles de l’édifice avec celles de la peinture murale, et de représenter tous les membres de la société tout en rentabilisant au maximum la place disponible. En ce qui concerne le Jugement dernier, Arnold met au jour, sur trois registres, une trentaine de saints. Sur le mur sud de la nef se trouvaient d’autres représentations, notamment un Christ au Mont des Oliviers réalisé par le Maître de la Passion de Karlsruhe, et dont il reste aujourd’hui une gravure de la main de Hilarius Ditterlin, exécutée en 1621 et conservée à la Staatliche Graphische Sammlung de Munich[26].

Un programme efficace

Avec cette commande, Wolfhart ne souhaite pas seulement asseoir son autorité ou réaliser un décor dans l’air du temps. En effet, il faut que ce dernier réponde aux attentes et aux craintes des fidèles au sujet de la question existentielle de la mort. Face à une structure binaire comprenant l’enfer ou le paradis, la création du Purgatoire, au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, a permis de moduler la peur d’un éventuel séjour en enfer, sans espoir d’en sortir. Le Purgatoire, ce troisième lieu, et le temps que l’on y passe, tendent à orienter le moment décisif du Jugement dernier vers celui de la mort individuelle en se concentrant sur l’individu. Cette invention a permis de refonder la spiritualité des fidèles sur le salut et le rachat des péchés[27].

Plus qu’aucun autre medium, la peinture murale ou la fresque sont intrinsèquement liées à l’architecture du lieu dans lequel elles se déploient car, à la différence des objets mobiliers, elles ne peuvent pas être déplacées. Ce programme entre en résonance avec tous les artefacts qui se déploient au-dedans et en dehors des murs de l’église.

Dans l’espace de l’église et autour de l’édifice

Les premiers destinataires de cette commande sont les fidèles et les prêcheurs eux-mêmes car l’ensemble se trouve dans la nef et non pas dans un espace réservé uniquement aux frères.

Dans l’édifice, l’iconographie s’organise de manière à diriger le regard des fidèles vers le divin, c’est-à-dire vers le haut. Face au déploiement de ces peintures murales, à environ 2,10 m du sol et à échelle une, les fidèles sont tenus de lever les yeux pour regarder cette suite macabre à laquelle ils prendront un jour part. Ce défilé les encercle également car il se déroule sur les murs septentrional et occidental. Au-dessus, les vitraux illustrent de nombreuses scènes de la vie du Christ et des saints. Enfin, le point central vers lequel convergent les yeux des fidèles lors des célébrations liturgiques est le chœur.

Dans l’église, de nombreux artefacts accompagnent ces représentations macabres et le Jugement dernier. Les tableaux, retables, sculptures et, surtout, l’imposant programme des vitraux qui surplombe le tout, créent un ensemble où des liens se tissent et entretiennent un dialogue permanent entre tous les éléments. Aux objets, il faut également ajouter tous les gestes effectués par les religieux et les fidèles (processions, génuflexions, signes de croix, chants, etc.) et les paroles prononcées par chacun, notamment les religieux lors des offices, et plus particulièrement au moment de l’office des morts. Lors de leurs prédications, les Dominicains pouvaient également trouver là une illustration de leurs propos à destination des fidèles pour les préparer au terme de leur vie.

Bien mourir : une littérature dédiée

Dans la perspective d’un salut entretenu par l’Église, et par les Dominicains, notamment à travers une politique des bonnes œuvres, des dons et d’un comportement juste, les fidèles sont tenus de se préparer pour leur futur voyage vers l’au-delà. Leur vie sur terre doit envisager le plus sereinement ce départ avec un soutien moral et spirituel qui leur est fourni, notamment à travers une littérature spécifique en lien avec les artes moriendi. L’Église encourage les fidèles à mener une vie vertueuse et orientée selon ses principes. Mais s’il faut bien vivre, il convient également de bien mourir et c’est vers cela que tend l’ars moriendi, l’art de mourir. En 1404, Jean Gerson (1363-1429), alors chancelier de l’Université́ de Paris, rédige un Opusculum tripartitum dans lequel il explique et donne des clefs aux lecteurs laïcs et religieux sur la manière d’envisager le décès par des exhortations, des prières et des comportements adaptés pour chacun des participants à l’agonie du moribond. L’ars moriendi est le titre de deux textes rédigés en latin et datés de 1415 et 1450. Ces derniers connaissent un immense succès au XVe siècle. Ils exposent au chrétien arrivé à l’heure de sa mort tout un programme à suivre pour passer de la meilleure manière possible de vie à trépas avec, comme exemple absolu, le Christ (fig. 13).

Fig. 13. Maître E.S., Le confort par la confiance (L. 178), gravure, vers 1450, 88 × 66 cm, Hofler, 2007.

La destruction de la Danse macabre de l’église des Dominicains de Strasbourg en 1870 représente une grande perte au sein de ce corpus foisonnant. Ce programme monumental, né dans un contexte difficile pour l’ordre des Prêcheurs strasbourgeois, présentait des particularités propres à éclairer ce thème iconographique, autant par le choix de son emplacement que par son traitement formel. Visible aux yeux de tous dans l’édifice, cet ensemble abordait la question existentielle de la mort dans une époque marquée par la présence grandissante du Purgatoire. Il constituait un lieu et un temps destinés à purger les peines avant le jugement dernier, un moyen de racheter ses mauvaises actions par ses prières et par le suffrage des vivants. Cette peinture murale servait également de support substantiel aux prédicateurs pour étayer par l’exemple leurs sermons. D’autre part, la littérature développée dans les artes moriendi constituait une aide supplémentaire pour accompagner les fidèles à appréhender le plus sereinement possible le passage de vie à trépas.

[1] Friedrich Wilhelm EDEL, Die Neue-Kirche in Straßburg. Nachrichten von ihrer Entstehung, ihren Schicksalen und Merkwürdigkeiten, besonders auch vom neuentdeckten Todtentanze, Strasbourg, Heitz, 1825, pl. III, IV et V.

[2] Ce premier édifice, élevé entre 1254-1260, est rapidement agrandi puis achevé en 1345. Médard BARTH, Handbuch der elsässischen Kirchen im Mittelalter, Bruxelles, Éditions Culture et Civilisation, 1980, col. 1363-1369 ; Roland RECHT, L’Alsace gothique de 1300 à 1375 : étude et architecture religieuse, Colmar, Alsatia, 1974, p. 78-127.

[3] A. W. VAN REE O.P., « Raymond de Capoue, éléments biographiques », Archivum fratrum praedicatorum, t. 33, 1963, p. 159-241. Chaque couvent doit réunir au moins douze religieux.

[4] Annette BARTHELMÉ, La réforme dominicaine au XVe siècle : en Alsace et dans l’ensemble de la Province de Teutonie, Strasbourg, Heitz & Cie, 1931, p. 38-39.

[5] Daniel-Antonin MORTIER, Histoire des maîtres généraux de l’Ordre des frères prêcheurs, Paris, Picard, 1903-1914, t. 4, p. 349 et suiv. et p. 419 et suiv.

[6] BARTHELMÉ, op. cit., 1931, p. 101.

[7] Cette victoire ne doit pas masquer les difficultés que les observants ont rencontrées pour imposer la réforme. Malgré les quatre grandes conquêtes réussies entre 1474 et 1487 dans les villes de Ratisbonne, d’Esslingen, de Gmund et de Bois-le-Duc, les Dominicains échouent plusieurs fois à s’introduire dans des couvents urbains, comme à Strasbourg (1475 et 1482) ou à Wissembourg (1481) qui sont récalcitrants à changer d’orientation politique.

[8] Reg. Latran, n° 739, f. 55.

[9] Document original conservé aux Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg, Archives de l’Hôpital, « Protocoles C, D, E » : transcription des titres du couvent, 1459-1530 : 1 AH 7372, f. 39v. Ce contrat est sorti de l’ombre grâce aux recherches de Francis RAPP, « Léonard Heischer : peintre de “La Danse macabre” de Strasbourg (1474) », Revue d’Alsace, t. 100, 1961, p. 129-136. Voir aussi sur ce document capital la notice de Philippe LORENTZ, dans C. DUPEUX, P. JEZLER, J. WIRTH (dir.), Iconoclasme. Vie et mort de l’image médiévale, Catalogue d’exposition, Berne, Musée d’histoire, Strasbourg, Musée de l’Œuvre Notre-Dame, Paris, Somogy, 2001, p. 342 (n° 172).

[10] Ibidem.

[11] Hans ROTT, Quellen und Forschungen zur südwestdeutschen und schweizerischen Kunstgeschichte im 15. und 16. Jahrhundert, t. 1, Stuttgart, Strecker & Schröder, 1933-1938, p. 208.

[12] Ibidem, p. 83-84 ; Osée SCHAD, Summum Argentoratensium Templum, Strasbourg, 1617, p. 67.

[13] Philippe LORENTZ, Francis RAPP, « Un chantier de décoration picturale à la fin du Moyen Âge : le pèlerinage de Dusenbach (1489-1492) », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 162, livraison 1, 2004, p. 223.

[14] Ceninno Ceninni écrivait que ce procédé était courant chez les Allemands et un manuscrit strasbourgeois incendié en 1870 en préconisait aussi l’usage, voir l’édition intégrale du texte par Ernst BERGER, Quelle und Technik des Fresko-, Oel-, und Tempera Malerei des Mittelalters, Munich, 1897, vol. 4, p. 154-175 ; Ségolène BERGEON-LANGLE, Pierre CURIE (dir.), Peinture & dessin : vocabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2009, vol. 2, p. 678, 688-689.

[15] C’est la première fois qu’un Jugement dernier est explicitement associé à une Danse macabre. Par la suite, Hans Holbein combinera les deux dans son édition illustrée de la Danse macabre datée de 1526, réalisée à Bâle.

[16] Stefan GLIXELLI, Les cinq poèmes des Trois morts et des trois vifs, publiés avec introduction, notes et glossaire, Paris, Champion, 1914, p. 24 ; pour la date de 1280, voir Marie-Thérèse BOUCREL, La danse macabre : étude littéraire et iconographique, Positions des thèses, Nogent-le-Rotrou, Daupeley-Gouverneur, 1937. L’Angleterre semble bien être le point de départ avec le poème Vado mori (titre original : Lamentatio et deploratio pro morte). Francis DOUCE, Holbein’s Dance of death: exhibited in elegant engravings on wood : with a dissertation on the several representations of that subjects, Londres, G. Bell and Sons, 1884 ; Louis RÉAU, Iconographie de l’art chrétien, Paris, Presses universitaires de France, 1957, t. 2-2, p. 642-657 ; Helmuth ROSENFELD, « Totentanz », dans E. KIRSCHENBAUM (dir.), Lexikon der christlichen Ikonographie, 2015 (1968), vol. 4, cols. 343-347.

[17] Le thème de l’échange entre un mort et un vivant n’est pas nouveau. Déjà, dans les Vitae Patrum, saint Macaire trouve un crâne dans le désert, le touche d’une baguette et le crâne se met à parler. Il était un paysan qui souffre mille supplices en enfer. Le crâne rapporte également que lorsque le saint prie pour les damnés, il leur apporte un soulagement momentané.

[18] GLIXELLI, op. cit., 1914 ; Karl KÜNSTLE, Die Legende der drei Lebenden und der drei Toten und der Totentanz: nebst einem Exkurs über die Jakobslegende; im Zusammenhang mit neueren Gemäldefunden aus dem badischen Oberland, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1908, p. 41-62.

[19] Pierre VAILLANT, « La danse macabre de 1485 et les fresques du charnier des Innocents », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 1975, vol. 6, p. 82-83.

[20] André CORVISIER, « Les représentations de la société́ dans les danses des morts du XVe au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 16, n° 4, octobre-décembre 1969, p. 537-539. La liste la plus complète est établie par Helmuth ROSENFELD, Der mittelalterliche Totentanz: Entstehung – Entwicklung – Bedeutung, 2 vols., Cologne, Böhlau, 1968, p. 349-367 ; Ilona HANS-COLLAS, Images de la société : entre dévotion populaire et art princier. La peinture murale en Lorraine du XIIIe au XVIe siècle, thèse sous la dir. d’Albert Châtelet, Université Marc Bloch, Strasbourg, 1997, t. 1, p. 147-148. Voir sur le thème de la Rencontre des trois morts et des trois vifs : Groupe de Recherches sur la Peinture murale (GRPM), Vifs nous sommes… morts nous serons. La Rencontre des trois morts et des trois vifs dans la peinture murale en France, Vendôme, Cherche-Lune, 2001.

[21] Voir deux références récentes : Alina ZVONAREVA, Hanno WIJSMAN (dir.), Les Danses macabres, la Danse macabré : textes et contextes, Actes de la journée d’études internationale, Klagenfurt, Alpen-Adria-Universität, 14 juin 2018, Le Moyen Âge. Revue d’histoire et de philologie, t. CXXVII, 2021-1 et Ilona HANS-COLLAS, « La destinée humaine à travers deux thèmes macabres : la Rencontre des trois morts et des trois vifs et la Danse macabre », dans I. HANS-COLLAS, F. LE BARS, D. QUÉRUEL, N. ROLLET-BRICKLIN, Y. SORDET, A. WEBER (dir.), Le Livre & la Mort (XIVe-XVIIIe siècle), Catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque Mazarine et Bibliothèque Sainte-Geneviève, 21 mars-21 juin 2019, Paris, Bibliothèque Mazarine, Éditions des Cendres, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2019, p. 62-73.

[22] Morgenblatt für gebildete Stände, 6 septembre 1824, Kunstblatt, n° 72 numérisé ; https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/kunstblatt5_1824/0311/image,info,thumbs, (consulté le 15 juin 2019). Voir aussi Stefanie A. KNÖLL, Der spätmittelalterliche-frühneuzeitliche Totentanz im 19. Jahrhundert. Zur Rezeption in kunsthistorischer Forschung und bildlicher Darstellung, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2018, p. 13-15.

[23] Ibidem.

[24] Friedrich Wilhelm EDEL, Die Neue-Kirche in Straßburg. Nachrichten von ihrer Entstehung, ihren Schicksalen und Merkwürdigkeiten, besonders auch vom neuentdeckten Todtentanze, Strasbourg, Heitz, 1825, p. 55-63.

[25] Je remercie Didier Jugan, membre du Groupe de recherches sur la peinture murale, d’avoir porté à mon attention cette particularité.

[26] Wilfried FRANZEN, Die Karlsruher Passion und das “Erzählen in Bildern”: Studien zur süddeutschen Tafelmalerei des 15. Jahrhunderts, Berlin, Lukas-Verlag, 2002, p. 78-86, l’original est conservé à la Staatliche Graphische Sammlung de Munich ; Jan Friedrich RICHTER, « Stilvarianten in der Mitte des 15. Jahrhunderts », dans Spätgotik. Aufbruch in die Neuzeit, Gemäldegalerie Staatliche Museen zu Berlin, 01.05-05-09-2021, Berlin, Hatje Cantz Verlag, 2021, p. 140-141.

[27] Voir notamment les travaux de Jacques LE GOFF, La naissance du Purgatoire, Paris, Nouveau Monde, 1981 ; Jacques LE GOFF, Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan, (2000) 2007, p. 164.

 

Pour citer cet article : 
Lauriane MEYER, « La Danse macabre de 1474 au couvent des Dominicains de Strasbourg : création et usages », dans Ilona HANS-COLLAS, Anne VUILLEMARD-JENN, Dörthe JAKOBS, Christine LEDUC-GUEYE (dir.), La peinture murale en Alsace au cœur du Rhin supérieur du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Guebwiller (2-5 octobre 2019), Caen, Groupe de Recherches sur la Peinture Murale (GRPM), 2023, mis en ligne en février 2023. URL : https://grpm.asso.fr/activites/publications/colloque-guebwiller/lauriane_meyer/.