Camille Jouen
Restauratrice de peinture
Résumé : Cette étude a fait l’objet d’un travail de mémoire au département des restaurateurs de l’Institut national du patrimoine, soutenu en 2018. L’œuvre qui a occupé ce projet est une peinture murale réalisée à la fin du XVe siècle dans l’église Sainte-Madeleine de Strasbourg. Représentant la Dormition de la Vierge, le fragment fait partie d’un ensemble de scènes peintes dans les enfeus de l’ancien édifice gothique. Ce décor présente une technique de peinture grasse posée sur enduit sec, enrichi d’éléments dorés en relief exécutés avec la méthode des brocarts appliqués. Le traitement du dessin, des drapés ou encore la maîtrise de dorures complexes témoignent de sa grande qualité. L’exécution de cette œuvre n’est pas sans rappeler la peinture d’Henri Lutzelmann ou du Maître des Études de draperies, artistes actifs à Strasbourg à la fin du xve siècle. À la suite de l’incendie de l’église au début du XXe siècle, le décor médiéval de Sainte-Madeleine est redécouvert. La scène de la Dormition de la Vierge est déposée peu de temps après, puis remontée dans un châssis métallique massif. Le fragment intègre ensuite les collections du Musée de l’Œuvre Notre-Dame où il est restauré en 1977. Afin de réintégrer l’œuvre dans le parcours muséal, le travail de restauration s’est principalement attaché au démontage du châssis métallique et à l’enlèvement des repeints. Le fragment a ainsi retrouvé une meilleure lecture de sa composition originale.
Untersuchung und Konservierung-Restaurierung des Marientodes, ein Wandmalereifragment aus der Sankt-Magdalena-Kirche in Straßburg stammend (um 1480; heute im Straßburger Museum des Œuvre Notre-Dame)
Zusammenfassung: Diese Studie beruht auf einer 2018 vorgelegten Abschlussarbeit der Fachausbildung der Restauratoren am Institut national du patrimoine (INP). Das behandelte Werk ist eine Wandmalerei, die am Ende des 15. Jahrhunderts in der Sankt-Magdalena-Kirche in Straßburg ausgeführt wurde. Dieses den Tod Mariens darstellende Fragment gehört zu einem Bilderzyklus der Wandnischengräber in diesem alten gotischen Bauwerk. Die in fetter Temperatechnik ausgeführte Malschicht wurde auf trockenem Putz aufgetragen und mit Goldelementen in Pressbrokattechnik versehen. Die Ausführung der Zeichnung, der Gewänder oder die noch aufwändigeren Goldapplikationen machen die besondere Qualität dieser Malerei aus. Sie erinnert an die Malerei von Heinrich Lützelmann oder an die des Malers der Gewandstudien, deren Aktivität in Straßburg am Ende des 15. Jahrhunderts nachweisbar ist. Nach einem Brand in der Kirche zu Beginn des 20. Jahrhunderts wurde die mittelalterliche Malerei wiederentdeckt. Kurz danach nahm man das Bild des Marientodes ab und fasste es in eine massive Metallhalterung ein. Das Fragment gelangte daraufhin in den Bestand des Museums des Œuvre Notre-Dame und wurde dort 1977 restauriert. Für die Ausstellung im Museumwurde der Metallrahmen abgenommen und die Übermalungen entfernt. Diese Maßnahmen verbesserten die Lesbarkeit der Originalkomposition.
La Dormition de la Vierge (fig. 1) provenant de l’ancienne église gothique Sainte-Madeleine de Strasbourg est une scène fragmentée représentant la mort de la Vierge Marie. Elle est réalisée avec une technique picturale mixte posée sur enduit sec. Cette peinture, conservée au Musée de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg, a fait l’objet d’une étude et d’une restauration en 2018 lors d’un travail de mémoire au département des restaurateurs de l’Institut national du patrimoine[1] (Inp).
Histoire du fragment
Le décor de La Dormition de la Vierge a été conçu autour de 1480 dans l’église gothique des Repenties de Sainte-Madeleine de Strasbourg[2]. Ce béguinage avait à l’origine été fondé vers 1225 grâce à l’association de cinq femmes prenant exemple sur les Vierges sages de l’Évangile dans le but de mener une vie monacale. Afin d’y installer leur couvent, un sanctuaire fut mis à leur disposition hors des murs de Strasbourg, au Waseneck[3]. Les religieuses reçurent l’approbation du pape Grégoire IX qui fonda par une bulle en 1227, un nouvel ordre, celui des Repenties de sainte Madeleine. Ainsi soutenu, le couvent, réservé aux filles de la noblesse strasbourgeoise, reçut de nombreuses donations de la part de divers bienfaiteurs.
En 1475, Strasbourg, menacée de siège par Charles le Téméraire (1433-1477), décida de renforcer son dispositif défensif en détruisant de nombreux bâtiments publics et privés situés à l’extérieur du centre de la cité pour les reconstruire à l’abri des remparts[4]. À cette occasion, le premier édifice des Repenties de Sainte-Madeleine fut démoli, puis transféré sur un terrain cédé par la ville au sud de l’Ill, dans l’actuel quartier de la Krutenau. La nouvelle église du couvent de Sainte-Madeleine fut construite entre 1478 et 1480. Ce fut le dernier édifice gothique érigé à Strasbourg. L’église Sainte-Madeleine correspondait à une architecture simple, respectant l’esprit du premier édifice et convenait à une église de couvent (fig. 2). Elle présentait un unique vaisseau à nef charpentée, un chœur voûté d’ogives et percé de cinq fenêtres hautes qui comptaient autrefois cent trente-cinq panneaux prestigieux réalisés par l’atelier de Pierre Hemmel d’Andlau en 1481. Grâce aux dons des familles fortunées du couvent, d’autres mobiliers, peintures et sculptures, aujourd’hui en partie perdus, venaient enrichir le décor de l’église. Le Musée des Beaux-Arts de Dijon conserve l’un d’entre eux, il s’agit d’un retable relatant la vie de sainte Marguerite. L’œuvre, commandée par un couple de patriciens strasbourgeois, est attribuée au Maître des Études de draperies[5]. Un autre retable, le Cycle de la Passion, aujourd’hui en partie conservé à l’église Saint-Pierre-Le-Vieux de Strasbourg, était à l’origine présenté dans le chœur de Sainte-Madeleine[6].
Le 6 décembre 1898, l’édifice fut classé Monument historique avec ses peintures murales. Néanmoins, les photographies de l’intérieur de l’église prises dans les années de son classement ne dévoilent pas le décor du XVe siècle[7]. Celui-ci semble recouvert de campagnes postérieures. Des lambris de bois sont visibles sur les murs du chœur au premier niveau, et un faux appareil plus récent est peint sur les parties hautes. Il se pourrait que les peintures gothiques aient été cachées pendant plusieurs siècles.
Dans la nuit du 6 au 7 août 1904, un incendie ravagea l’église et le couvent des Repenties de Sainte-Madeleine, ne laissant subsister de l’église que son chœur. Le bibliothécaire et archiviste Joseph Walter (1881-1952) décrivit le décor du XVe siècle de Sainte-Madeleine dans les années 1930[8] et relata ainsi la mise au jour de l’œuvre : « après ouverture d’un enfeu dans le chœur on découvrit un fragment d’une excellente Dormition de la Vierge. Il fut détaché du mur et se trouve à présent dans une des salles de la peinture du Moyen Âge du Musée de la Ville ». Sur les photographies prises peu de temps après le sinistre (fig. 3), nous observons que les décors postérieurs au XVe siècle sont détruits, laissant apparaître les briques à nu à l’intérieur de la nef. Des formes d’arcs en accolade emmurées sont visibles et pourraient correspondre aux enfeus de l’église gothique. Il y aurait donc pu y avoir à l’origine d’autres niches peintes dans la nef. Après l’incendie, on restitua en 1913 le chœur gothique, auquel une nef néo-baroque fut adjointe perpendiculairement. Depuis, l’ancien chœur est converti en chapelle et est occasionnellement accessible aux paroissiens.
Fig. 3. Strasbourg (67), église Sainte-Madeleine : détail d’une photographie de la nef après l’incendie de 1904 (DRAC Grand Est, Pôle des patrimoines, Fonds Denkmalarchiv, Jules Manias, ICO482A009_005-01).
Nous retrouvons trace de la Dormition de la Vierge dans un document archivé au Musée de l’Œuvre Notre-Dame, daté de 1913, stipulant l’achat de la peinture par la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace (SCMHA) pour la somme de cent cinquante marks. Cette date nous permet de situer le moment de la dépose de la scène entre 1904 et 1913. Lors de cette intervention, le fragment fut déposé a stacco[9] puis remonté dans un système composé d’un châssis métallique maintenu par des fils de fer, dans lequel fut coulé un mortier de plâtre au revers de l’enduit original.
La Dormition de la Vierge intégra ensuite le Musée de l’Œuvre Notre-Dame, créé en 1931, et y fut restaurée entre 1975 et 1978. D’après le devis des interventions, la couche picturale fut nettoyée, mastiquée puis retouchée. Le fragment fut ensuite exposé au musée pendant une durée indéterminée puis conservée dans ses réserves jusqu’en 2017, date à laquelle il fut transféré dans l’atelier peinture de l’Inp afin de réaliser son étude et sa restauration.
Aperçu iconographique et stylistique
Peu d’informations sont disponibles concernant le décor dont faisait partie la Dormition de la Vierge. Joseph Walter[10] dénombrait quatre scènes appartenant au décor du XVe siècle : Le Baptême du Christ, L’Ecce homo, une scène avec trois anges tenant une draperie brodée, et une autre avec deux anges maintenant également un textile. Aujourd’hui, seuls trois des quatre enfeus présents dans le chœur ont conservé leurs peintures murales. On retrouve un Baptême du Christ dans la niche du mur nord-ouest et, dans chacun des enfeus sud-ouest et sud-est, figure une scène d’anges tenant une draperie brodée (fig. 4, 5 et 6). Cependant, nous ne retrouvons aucune trace de la scène de l’Ecce homo, peut-être a-t-elle été détruite lors du bombardement de l’édifice en 1944.
Les enfeus de Sainte-Madeleine présentent des arcs en accolade de formes variées. Sur le fragment de la Dormition de la Vierge, nous observons l’une des limites de la composition de la scène, cette ligne légèrement incurvée rappelle l’accolade des arcs des enfeus de l’église. Néanmoins, la situation exacte de la Dormition de la Vierge dans l’église n’est pas établie. La scène pourrait avoir été peinte dans l’enfeu nord-est du chœur ou bien dans l’une des niches de la nef, aujourd’hui disparues.
La représentation de la Vierge Marie, Mère de Jésus, est traditionnelle. Elle est vêtue de son manteau bleu, coiffée d’un voile blanc et nimbée d’une auréole dorée en relief. Marie est allongée dans un lit, les yeux clos. Derrière elle, quatre apôtres, auréolés d’or, se tiennent debout à son chevet, le visage triste et baissé. Parmi eux, on peut reconnaître saint Jean en pleurs dans une tunique rouge, les mains croisées contre sa poitrine. À sa droite, saint Pierre est représenté en homme âgé, vêtu d’une chape richement brodée. Ce dernier, brandissant un goupillon, asperge la Vierge mourante d’eau bénite. Au-dessus des apôtres, se devine le début d’un drapé, il pourrait s’agir du vêtement d’un personnage céleste descendant sur terre pour porter au ciel, l’âme de la Vierge. L’extrémité d’un nimbe, de l’autre côté du lit, tronqué par le bord du fragment, nous suggère la présence d’un autre personnage important, probablement un apôtre.
Malgré le caractère très fragmentaire de la Dormition de la Vierge, le traitement du dessin, des drapés ou encore la présence de reliefs dorés témoignent de la grande qualité de cette œuvre. L’auteur de ce décor n’a pas été identifié, cependant, étant donné les biens importants que possédait le couvent au XVe siècle, il serait vraisemblable que l’on ait fait appel à un atelier expérimenté. La peinture du Maître des Études de draperie, aussi appelé Maître des Ronds de Cobourg, rappelle sous plusieurs aspects les éléments du décor de Sainte-Madeleine. Ce peintre strasbourgeois anonyme était actif dans la cité à la fin du XVe siècle. Son style, notamment issu de Martin Schongauer (vers 1445-1491), aurait inspiré beaucoup de peintres, peintres verriers et sculpteurs de son temps. Les rapprochements de cet artiste avec le décor de Sainte-Madeleine peuvent se faire dans le traitement des yeux, des lèvres inférieures des visages ou encore le détail des gemmes et des textiles brodés. Enfin, du même Maître, les anges représentés sur le polyptyque de la Légende de sainte Marguerite conservé à Dijon ressemblent fortement aux anges des enfeus du mur sud de l’église Sainte-Madeleine. Le traitement des draperies, ainsi que le mouvement donné aux chevelures, montrent une certaine proximité esthétique.
De manière générale, par ses drapés cassés et dynamiques, et ses personnages à la fois délicats et expressifs, ce décor s’inscrit tout à fait dans la production picturale du Rhin supérieur de son époque.
Étude technique
Plusieurs méthodes d’observation et d’analyse ont été menées sur le fragment de la Dormition de la Vierge afin de déterminer sa technique et sa composition matérielle[11].
L’œuvre a été peinte sur trois couches d’enduit de chaux et de sable (fig. 7). Une préparation fine de carbonate de calcium a ensuite été appliquée au pinceau[12] sur l’ensemble de la composition avec par-dessus une couche d’impression[13], probablement d’origine huileuse[14], et colorée de jaune de plomb-étain et d’ocre. La scène a ensuite été mise en place avec un dessin préparatoire appliqué au pinceau. Il s’agirait de noir au carbone mêlé à un liant gras[15]. Puis, l’enduit a été incisé dans le frais afin de délimiter les zones à dorer. Un compas a été utilisé pour détourer l’auréole des personnages.
Les dorures dévoilent deux aspects distincts, les unes sont à plat lorsque d’autres sont en relief. Les premières se retrouvent sur l’auréole des apôtres. Elles ont été réalisées à la feuille d’or posée à la mixtion[16]. Les dorures en relief sont présentes quant à elles sur la couverture et le nimbe de Marie. Elles ont été effectuées selon les techniques du relief d’étain[17] sur l’auréole, et du brocart appliqué[18] sur le textile.
Enfin, la dernière étape de la réalisation de ce décor est la couche picturale. Il s’agit d’une technique à sec[19] appliquée en pâte et demi-pâte qui pourrait révéler l’emploi d’une technique mixte[20]. L’analyse d’un prélèvement de la couche colorée a mis en évidence la présence d’huile siccative oxydée ainsi que de résine diterpénique de conifère. Il pourrait donc bien s’agir d’une technique à l’huile mêlée à une résine. En outre, le Manuscrit de Strasbourg, recueil de recettes écrit autour de 1400, indique de manière précise dans les recettes 66 à 68[21], comment peindre à l’huile. Puis, la recette 93[22] détaille la préparation de vernis à base de térébenthine. Au regard des analyses du fragment et du Manuscrit de Strasbourg proche géographiquement et temporellement des décors de l’église Sainte-Madeleine, nous pourrions nous trouver en présence de la térébenthine de Strasbourg, tirée des sapins communs.
L’examen de coupes stratigraphiques, couplé à l’analyse in situ de la peinture par microfluorescence X, a permis d’apporter une hypothèse sur les pigments employés. De l’azurite, du jaune de plomb-étain, du vert-de-gris, du vermillon, du blanc de plomb et de l’ocre rouge ont été potentiellement identifiés. L’emploi de ces pigments, n’étant pas conseillé pour la réalisation des peintures murales à fresque pour leur mauvaise stabilité avec les matériaux[23], souligne l’hypothèse d’un liant huileux, plus approprié.
Constat d’état avant restauration
À son arrivée à l’Inp, avant sa restauration, l’œuvre présentait un état de conservation relativement bon, mais un mauvais niveau de lisibilité.
De manière générale, le support original n’est pas en mauvais état de conservation. Cependant, les fils métalliques, jouant le rôle d’armature, noyés dans le montage en plâtre, présentent une corrosion active pouvant créer des contraintes au sein de l’enduit. Mais surtout, ce système induit un poids important et impose une forme inesthétique.
La couche picturale montre de nombreuses zones lacunaires majoritairement dans la partie inférieure du fragment (fig. 8). On retrouve notamment ces pertes sur le voile de Marie, où elles s’étendent par endroits jusqu’à la préparation du support laissant visible le dessin préparatoire. La partie inférieure de l’œuvre pourrait avoir davantage subi les conséquences des remontées capillaires[24] ou celles de l’incendie.
Les repeints de la restauration des années 1970 ne sont plus adaptés. Débordants et désaccordés avec la couleur de la couche picturale originale, leur application aux traits est parfois grossière. De plus, mats et posés sur un vernis brillant, ils mettent en avant les zones réintégrées.
Si les dorures à plat sont bien conservées avec néanmoins des lacunes locales et de légères usures sur les auréoles des apôtres, les éléments en relief doré présentent quant à eux un état très lacunaire. La feuille d’or est presque entièrement perdue sur la couverture de la Vierge, et seuls quelques restes de la matrice sont préservés. Sur l’auréole de Marie, les lacunes sont également importantes, près de 80 % du relief original est perdu (fig. 9).
Au vu du constat, l’état de présentation de l’œuvre n’autorisait pas son exposition. Le montage de plâtre induisait le poids élevé du fragment et sa forme imposait une lecture biaisée de ses contours réels, l’écartant de son contexte originel. En outre, les repeints inadaptés perturbaient la bonne lecture de la composition.
Le souhait de Cécile Dupeux, conservatrice du Musée de l’Œuvre Notre-Dame, était de réintégrer la Dormition de la Vierge dans le parcours muséal. L’objectif a donc été de redonner au fragment une présentation adéquate, tout en respectant son intégrité et son authenticité. Il a été décidé de dégager le montage pour retrouver les bordures réelles de l’œuvre et de nettoyer la couche picturale, puis de réintégrer les lacunes.
Interventions de restauration
Avant toute intervention sur le support de montage, il était nécessaire de protéger la couche picturale afin d’éviter toute perte de matière et sécuriser la peinture lors des interventions. Deux couches de protection ont été mises en place sur l’ensemble de la couche picturale. La première a permis d’isoler la surface avec deux passages de cyclododécane en spray[25]. Un facing à la colle de pâte[26] a ensuite été appliqué au moyen de deux à trois couches de papier de chanvre, superposées de deux à trois couches de tarlatane.
Le fragment a ensuite été calé par la face avec plusieurs couches de mousse polyéthylène, puis retourné. Une fois l’œuvre maintenue et protégée, le traitement du support a pu être entamé par le revers. Le dégagement du montage de plâtre a été dégrossi au ciseau à pierre jusqu’aux fils métalliques. Ceux-ci ont été sectionnés, puis un outil rotatif a permis de retirer le plâtre près des couches du mortier originelles.
Après le démontage, les zones de pertes d’adhérence au sein de l’enduit ont été renforcées par un coulis à base de chaux hydraulique. Puis, la consolidation générale du mortier a été réalisée avec un adhésif appliqué au pinceau[27].
Un enduit de comblement a été posé dans les zones creuses de l’original pour rectifier les grands écarts de niveaux. Afin de respecter une cohérence des matériaux exogènes apportés sur l’œuvre, le liant utilisé pour la consolidation a également été employé pour le mortier de comblement[28].
L’ensemble du fragment a ensuite été renforcé par un tissu de fibre de verre collé au revers[29]. L’adhésif a été appliqué au pinceau à travers le tissu de verre[30]. Ce renfort a permis de maintenir l’enduit et de former une couche intermédiaire entre la matière originale et le mortier d’intervention. Ce dernier donne une semelle stable qui nivelle l’arrière de l’enduit. Le mortier d’intervention doit répondre à plusieurs critères : une bonne compatibilité avec les matériaux originaux, une bonne résistance mécanique, être stable et réversible. Afin de ne pas alourdir les matériaux, un enduit léger, composé de perlite, roche volcanique expansée, a été utilisé.
En s’appuyant sur le retour d’expériences sur des interventions similaires[31] et après différents tests, un mortier composé d’une part d’Acril 33® pur et de trois parts d’un mélange de perlite et de perlite broyée (3 parts/1 part) a été choisi.
Après séchage du mortier, il était nécessaire de stabiliser le fragment sur une structure à la fois résistante et légère. Un panneau alvéolé d’aluminium[32] a été collé contre l’enduit d’intervention avec une colle époxydique. Outre leur bonne résistance et stabilité, les panneaux alvéolés d’aluminium permettent l’accrochage des œuvres et créent une barrière entre le mur d’accrochage et le fragment. Pour le nouveau support de la Dormition de la Vierge, c’est un panneau Alcopan™ GE d’une épaisseur de 26,4 mm qui a été choisi. Ce dernier a été collé au revers du fragment contre le mortier d’intervention avec une colle époxydique[33].
Afin de masquer les bordures du panneau alvéolé et de donner une homogénéité aux bords du fragment, un enduit a été appliqué sur les tranches. Après des tests, un mélange de perlite broyée tamisée et d’Acril 33® (2 parts/1 part) a été appliqué à la spatule sur l’ensemble des tranches du fragment.
Le traitement du support effectué, de petites pertes de cohésion sont apparues sur la couche picturale. Elles ont été refixées par l’introduction de résine acrylique[34] couramment employée dans la consolidation des peintures murales.
Le nettoyage de la surface peinte a pu ensuite être exécuté après la réalisation de fenêtres de tests assurant de la bonne faisabilité de l’intervention[35]. En concertation avec la conservatrice de l’œuvre, il a été décidé de retirer l’ensemble des repeints réalisés lors de la restauration des années 1970. Après le retrait des repeints désaccordés et du vernis hétérogène et jauni, la couche picturale a retrouvé sa composition originale, mais a laissé apparaître de nombreuses zones lacunaires.
Les défauts de planéité ont été comblés par un mastic de blanc de Meudon lié à de l’Acril 33® à 15 % dans l’eau.
Il était nécessaire, après le retrait du vernis et avant de poser la peinture de retouche, d’appliquer une couche intermédiaire de protection sur la couche picturale originale. Un vernis protecteur composé d’une résine acrylique faiblement concentrée a ensuite été posé sur l’ensemble de la couche picturale. Le vernis a été passé en deux couches au spalter et a permis d’obtenir une protection homogène unifiant la surface sans changer l’aspect esthétique des couches originelles[36]. Cela a également permis de créer une couche intermédiaire accueillant la réintégration colorée réalisée aux peintures de retouche Gamblin®[37].
Afin d’intervenir de la meilleure manière, la réintégration a été exécutée de façon progressive et effectuée en trois étapes. Tout d’abord, les zones mastiquées, très blanches, ont été « cassées » avec un ton neutre léger. Puis, les petites lacunes et usures ont été traitées par plages colorées. Enfin, les zones plus complexes, nécessitant une réinterprétation, ont été réintégrées en respectant le plus possible la composition originale. Pour cela, des photographies anciennes de l’œuvre, présentant un état de conservation plus authentique, ont servi de modèle à la réintégration des lacunes. Les dorures du fragment ont été réintégrées de la même manière que la couche picturale.
Au terme de la restauration du support, l’œuvre a perdu près de la moitié de son poids. Ses bordures propres lui ont été réattribuées. Le nettoyage de la couche picturale et la réintégration de ses lacunes ont permis au fragment de retrouver une composition plus proche de son état original (fig. 10).
Pour la bonne conservation de l’œuvre, le musée a fait réaliser un caisson climatique qui protège la peinture des variations de la température et de l’humidité.
Après ce long sommeil dans les réserves, la Dormition de la Vierge a pu réintégrer les salles du Musée de l’Œuvre Notre-Dame où l’on peut désormais observer ce beau témoignage de l’art mural du XVe siècle strasbourgeois.
[1] Ce mémoire a été réalisé par Camille Jouen pour l’obtention du diplôme de restaurateur de l’Inp. Ce travail a été dirigé par Géraldine Fray, restauratrice de peintures et relu par Cécile Dupeux, conservatrice en chef du patrimoine au Musée de l’Œuvre-Notre-Dame et Stéphanie Duchêne, ingénieure au pôle de recherche Peinture murale et polychromie du Laboratoire de recherches des monuments historiques.
[2] Suzanne BRAUN, Églises de Strasbourg, Strasbourg, Oberlin, 2002, p. 106-111.
[3] Lieu-dit aux environs de l’actuelle place de la République de Strasbourg.
[4] Marie-Dominique WATON, « Les enceintes de Strasbourg à travers les siècles », In Situ [En ligne], mis en ligne le 27 juin 2011, URL : http://journals.openedition.org/insitu/442 (consulté le 15 janvier 2022).
[5] Sophie JUGIE, « Le Retable de sainte Marguerite du Maître des Ronds de Cobourg », Bulletin des Musées de Dijon, 6, 2000, p. 25-30.
[6] Marlyse LEININGER-BIRRY, Heinrich Lützelmann et le Cycle de la Passion de l’église catholique Saint-Pierre-le-Vieux, Strasbourg, Proposition de monographie, Mémoire de Master 2 Histoire de l’art, de l’architecture et du patrimoine, Université de Strasbourg, Strasbourg, 2017.
[7] DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) Grand Est, Pôle des patrimoines, photographie des Fonds Denkmalarchiv : ICO482A009_014_nuc2.
[8] Joseph WALTER, « Les peintures murales du Moyen Âge en Alsace », Archives Alsaciennes d’histoire de l’art, 12, 1933, p. 50-70.
[9] La technique de dépose des peintures murales a stacco consiste à détacher la couche picturale avec tout ou partie de son enduit.
[10] WALTER, op. cit., 1933, p. 67-68.
[11] Outre l’observation macroscopique de l’œuvre en lumière naturelle, UV et IR, une étude stratigraphique de la polychromie, des dorures, des pigments et du liant de la couche picturale a été effectué par le laboratoire de l’Inp : un examen de prélèvements de matière mené par microscopies optique et électronique, et microanalyse X, une analyse in-situ par microfluorescence X ainsi qu’une analyse par chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse ont été réalisés.
[12] Ce badigeon de finition appliqué sur les couches d’enduit serait, d’après l’étude stratigraphique de prélèvement de matière, un lait de chaux posé en fines couches successives.
[13] Cette fine couche organique et légèrement colorée a un rôle à la fois esthétique, elle donne une teinte au badigeon de chaux, mais aussi technique car elle permet d’imperméabiliser l’enduit.
[14] Laura et Paolo MORA, Paul PHILIPPOT, La conservation des peintures murales, Bologne, Editrice Compositori, 1977, p. 144-145.
[15] L’étude stratigraphique révèle l’emploi de noir au carbone sans mettre en évidence la nature du liant. Toutefois, la peinture appliquée sur cette esquisse s’est précisément soulevée au-dessus de certains traits. Cela pourrait s’expliquer par l’emploi d’un liant huileux dans le dessin sous-jacent ou l’emploi d’une couche picturale plus maigre.
[16] Cette technique de dorure permet de faire adhérer une feuille d’or sur une surface grâce à une couche lipidique composée d’huile additionnée de pigments siccatifs (blanc de plomb, minium, jaune de plomb-étain). La mixtion est fréquemment employée sur des décors muraux car, n’étant pas sensible à l’eau, elle restait plus adaptée au contexte architectural, davantage exposé au milieu extérieur ou aux variations hygrométriques.
[17] Un relief d’étain est réalisé à partir d’une forme creusée dans du métal souple ou du bois. Cela permet de créer un volume en creux qui servira de moule. Une feuille métallique est ensuite insérée dans les parties évidées du motif incisé pour en épouser les formes. Puis, une matrice semi-liquide est coulée dans les aspérités créées. Une fois sec, le relief est retiré du moule, doré, parfois peint et enfin fixé à l’endroit souhaité.
[18] Le brocart appliqué est une technique de relief d’étain qui décore plus spécifiquement les textiles en imitant la texture d’une broderie précieuse par la répétition d’un même motif.
[19] La couche picturale a été posée sur la couche d’impression de l’enduit alors que celui-ci était sec. Cette technique est appelée à sec par opposition à la fresque où les pigments sont englobés dans l’enduit frais.
[20] Au regard de l’aspect parfois épais et superposé des touches et de la particularité du réseau de craquelures, il pourrait s’agir d’une technique mixte. Les pigments ont pu être liés avec un ou plusieurs liants organiques de nature végétale (huile, résine, gomme), ou animale (œuf, colle protéinique, caséine).
[21] Sylvie NEVEN, The Strasbourg Manuscript. A Medieval Tradition of Artists’ Recipe Collections (1400-1570), Londres, Archetype Publications, 2016, p. 121-123.
[22] Ibidem, p. 135.
[23] MORA, PHILIPPOT, op. cit., p. 79-83.
[24] Ces phénomènes sont des remontées d’eau dans le bâti pouvant entraîner avec elles des sels solubles. Ces derniers peuvent cristalliser sous la couche picturale et ressortir sous forme d’efflorescence saline provoquant le soulèvement des couches ou leur perte de cohésion.
[25] Le cyclododécane est employé temporairement comme consolidant de surface pour les objets du patrimoine. Ce solide cristallin est insoluble à l’eau, il présente une réversibilité particulière en se sublimant à température et pression ambiantes.
[26] La colle de pâte est un adhésif fréquemment employé en restauration, notamment pour le rentoilage des peintures sur toile. C’est un mélange de farine et de colle animale additionné de plastifiant, conservateur et antifongique.
[27] De l’Acril 33® a été utilisé afin de renforcer la cohésion de l’enduit. Cet adhésif est une dispersion aqueuse d’esters acryliques, compatible avec les enduits de chaux.
[28] Après différents tests, nous avons réalisé un enduit à base de sable à enduire (4 parts) et d’Acril 33® dilué à 50 % dans l’eau (1 part).
[29] Il s’agit d’un tissu Verranne de fibre de verre en armure toile de 100g/m2. Les fibres de ce type de Mat de verre lui permettent de bien épouser les différents reliefs de la matière.
[30] L’Acril 33® a été dilué à 50 % dans l’eau pour coller le tissu de renfort en fibre de verre. Cet adhésif est suffisamment souple et visqueux pour permettre un bon collage.
[31] L’exemple du système utilisé par Marine Diascorn (1 part d’Acril 33® et 3 parts de perlite) pour l’enduit englobant des fragments de peinture murale antique. Marine DIASCORN, Sur les traces de la Presqu’île lyonnaise, conservation-restauration d’un ensemble de fragments d’une peinture murale d’époque gallo-romaine (fin du Ier-début du IIe siècle ap. J.-C.), découvert sur le site de l’Hôtel-Dieu de Lyon (service archéologique de la Ville de Lyon). Recherche de méthodes de nettoyage adaptées aux différents dépôts présents sur la couche picturale, Mémoire de fin d’étude sous la dir. de B. AMADEI-KWIFATI, Institut national du patrimoine, départements des restaurateurs, Aubervilliers, 2015, à la p. 167. Un mélange similaire est employé pour l’enduit d’intervention des fragments du site archéologique de Bibilis en Espagne : un mélange d’Acril 33® (1 part), de perlite (4 parts) et de pierre ponce (2 parts). Voir Alicia PAYUETA MARTINEZ, « Intervención sobre un conjunto pictórico recuperado en el yacimiento archológico de Bilbilis », Kausis, 4, 2006, p. 40-49.
[32] Ces panneaux renforcés sont composés d’une structure alvéolée en aluminium, comprise entre deux couches de fibre de verre collées par une résine époxydique. Les peintures murales déposées sont fréquemment montées sur ce type de matériaux depuis les années 1980.
[33] La colle bicomposant Epo®121, mélangée à son durcisseur K122®, a été utilisée. Elle est employée dans le domaine de la restauration pour sa très bonne résistance mécanique à la compression et à la flexion.
[34] L’adhésif utilisé a été le Paraloid®B72 dilué de 30 % à 5 % dans de l’acétate d’éthyle selon l’épaisseur des écailles à refixer.
[35] Après différents essais, une solution composée d’eau et de méthyléthylcétone, respectivement concentrés à 12 % et 88 %, a été sélectionnée pour le retrait des repeints. Cette solution a permis le gonflement des repeints qui ont pu être retirés au scalpel. Pour le nettoyage du vernis, le mélange d’isooctane et d’éthanol (50/50), s’est montré efficace sans induire de contrainte sur la couche picturale.
[36] Le Paraloid® B72 a été utilisé à 5 % dans un solvant aromatique, le Shellsol® A.
[37] Les Gamblin® Conservation Colors sont des peintures composées de Laropal® A81, résine uré-aldhéhyde 81 qui ont fait leurs preuves depuis près de vingt ans dans le domaine de conservation-restauration.