Anne Vuillemard-Jenn

Docteur en histoire de l’art et membre du GRPM

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Résumé : L’église protestante de Baldenheim conserve trois décors peints datés des XIVe, XVe et XVIe siècles. Dans la nef, les peintures du XIVe siècle sont consacrées à la Passion du Christ, à la Vierge et à différents saints. Sur le mur oriental de la nef et dans le chœur, on peut observer des peintures réalisées autour de 1490, et qui témoignent de l’influence des gravures de Martin Schongauer. Les différents sujets représentés sont accompagnés d’une polychromie architecturale d’une qualité exceptionnelle. Après la Réforme, les peintures historiées ont été blanchies. Les lignes architecturales ont reçu une polychromie imitant le grès et des versets ont été tracés sur les murs de la nef. La dernière restauration a permis de faire coexister ces différents décors.

Die Polychromien der protestantischen Kirche von Baldenheim und die Restaurierung der Ausmalungen

Zusammenfassung: In der evangelischen Kirche von Baldenheim haben sich drei Ausmalungen aus dem 14., 15. und 16. Jahrhundert erhalten. Im Kirchenschiff befinden sich Szenen der Passion Christi, des Marienlebens sowie Darstellungen von Heiligen. Die Wandmalereien an der Ostwand des Schiffs sowie im Chorraum wurden um 1490 ausgeführt und zeigen deutlich Bezüge zu Martin Schongauers Grafiken. Eine ihnen zughörende Architekturfassung ist von außergewöhnlicher Qualität. Nach Einführung der Reformation wurden die figürlichen Malereien übertüncht. Die Architekturoberflächen erhielten eine Sandstein imitierende Polychromie und auf die Wände des Langhauses wurden Bibelverse gemalt. Die letzte Restaurierung ermöglichte es die drei verschiedenen Ausmalungen nebeneinander zu erhalten.

À proximité de Sélestat, le village de Baldenheim abrite dans son église protestante un ensemble de décors peints de grande qualité. Trois campagnes picturales appartenant au XIVe, au XVe et au XVIe siècle peuvent être mises en évidence. Les deux premiers décors comprennent des peintures historiées, tandis que le plus récent, postérieur à la Réforme, mêle versets bibliques et peinture architectonique (fig. 1).

Fig. 1. Baldenheim (67), église protestante. La nef et le chœur, vus depuis la tribune (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

L’église de Baldenheim et la restauration du décor peint

Au cours de l’importante restauration menée en 1992-1993, les fouilles et sondages effectués ont permis une meilleure connaissance de l’édifice. La nef romane aurait été bâtie entre le 4e quart du XIIe et le début du XIIIe siècle. Dans la nef rectangulaire et plafonnée actuelle, on peut encore voir trois étroites baies romanes, ainsi que l’arc triomphal en plein cintre. Cet arc ouvrait alors sur un simple chœur de plan carré. Après un agrandissement du vaisseau vers l’ouest au XIVe siècle, la première campagne picturale a été réalisée sur les murs de la nef. On peut supposer que ce premier décor a été blanchi au XVe siècle, lorsque les murs de la nef ont été rehaussés d’environ deux mètres et que de nouvelles fenêtres ont été percées. Une analyse dendrochronologique a permis de dater la nouvelle charpente de 1416[1]. Durant ce même siècle, une tour clocher est accolée au sud de l’ancien chœur, et ce dernier est lui aussi reconstruit avec de plus vastes dimensions[2]. Composé d’une travée droite et d’une abside pentagonale, il est voûté d’ogives qui retombent directement dans les murs sans l’intermédiaire de consoles. Ce chœur permet d’observer un cycle peint des années 1490, daté par un millésime. En 1576, la Réforme est introduite à Baldenheim. Une tribune en L a été mise en place dans la partie occidentale de la nef, ce qui a contribué à endommager le décor peint du XIVe siècle masqué sous un badigeon. Cette intervention ayant assombri l’intérieur, les murs de la nef ont ensuite été percés d’oculi : cinq d’entre eux sont visibles sous les baies gothiques et le sixième au-dessus de la tribune du côté nord. On peut supposer que les peintures historiées de la nef et du chœur ont été blanchies à cette occasion, comme on peut l’observer dans de nombreuses églises alsaciennes, pour se conformer à l’esprit de la Réforme. Un troisième décor peint, purement ornemental, est venu les remplacer dans l’ensemble de l’édifice, mêlant tradition gothique et inspiration Renaissance. On ignore la date de sa disparition, mais dans le chœur, ce dernier décor était recouvert de six couches de badigeon avant la restauration de 1992.

En 1904, certaines peintures ont été dégagées sur les murs et la voûte du chœur, mais aucune restauration n’a été menée. Depuis 1749 et jusqu’en 1938, l’édifice était soumis au régime du Simultaneum, le chœur étant dévolu aux catholiques. Après cette date, l’édifice revint entièrement à la paroisse protestante. Des travaux furent entrepris dès l’année suivante : on envisageait de détruire le mur sud de la nef pour agrandir l’édifice, et lors de la dépose de la tribune, des peintures furent découvertes dans la nef. Le déclenchement de la guerre empêcha toute autre intervention, mais l’administration française affirma sa volonté de faire réaliser des relevés dès la fin du conflit. Durant la Seconde Guerre mondiale, alors que l’église servait d’écurie, l’administration allemande confia cette tâche à Hermann Velte (1883-1946) qui effectua une douzaine de relevés aquarellés en 1942 après le dégagement des peintures[3]. La même année, Velte avait également fait des relevés aux Dominicains de Colmar et de Guebwiller[4]. Ces documents permettent de voir le décor du XIVe siècle et une partie de celui du XVIe siècle (fig. 2). Ces peintures n’ont pas été restaurées, et en 1947, elles ont été recouvertes d’un badigeon, sans doute dans l’attente d’une période plus propice[5]. Auparavant, le conservateur Joseph Schlippe donna une description du décor du XIVe siècle dans la revue Oberrheinische Kunst, dans un article relatant plusieurs découvertes récentes de peintures murales en Alsace. Il mentionne également que le dégagement des peintures du chœur était encore en cours[6]. On peut supposer que cette intervention n’a pas été menée à son terme. En effet, en 1961, les photographies prises par Aimée Neury (1909-2006) montrent que les peintures du chœur n’étaient que partiellement visibles[7]. Alors qu’elles semblent avoir été dégagées dans certains voûtains, dans d’autres, des fragments picturaux apparaissent à peine au sein des lacunes d’un badigeon. En 1970, l’église et ses peintures ont été classées Monuments historiques, et en 1992-1993, une importante restauration d’ensemble a été réalisée[8]. Elle comprenait notamment la réfection des enduits extérieurs ainsi que le dégagement et la mise en valeur des décors peints des XIVe, XVe et XVIe siècles.

Fig. 2. Hermann Velte, relevé des peintures murales de la nef de l’église Baldenheim (© DRAC Grand Est, Denkmalarchiv, Pôle des patrimoines, cote ICO019A001_005).

Le décor du XIVe siècle

Dans la partie occidentale de la nef, les murs conservent des peintures murales sur les 2/3 de leur hauteur. La partie supérieure des murs, étant postérieure à cette première ornementation, n’en présente aucune trace. Les scènes se déroulent sur deux registres superposés qui sont séparés par une tenture feinte. Avec un emploi important d’ocre-rouge et d’ocre-jaune, ces peintures, des détrempes à la colle, ont été appliquées directement sur un enduit posé à la truelle sans lissage[9]. Elles sont consacrées à la Passion du Christ, à la Vierge et à différents saints (fig. 3 et 4). Lors du dégagement et de la restauration de ce décor, les relevés de Velte ont servi de guide à la restauratrice[10]. Une description de l’iconographie, s’appuyant sur les relevés de Velte, a été publiée par Marcel Haegi en 2006[11]. Ces peintures mériteraient également une étude stylistique.

Fig. 3. Baldenheim (67), église protestante. Les peintures du XIVe siècle, scènes de la Passion du Christ, mur sud de la nef (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

 

Fig. 4. Baldenheim (67), église protestante. La Dormition de la Vierge, angle sud-ouest de la nef (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

Le décor de la fin du XVe siècle

Le décor de la fin du XVe siècle s’étend sur le mur oriental de la nef, sur l’arc triomphal et dans l’ensemble du chœur. Un millésime partiellement lisible, peint sur la clef de l’arc triomphal, laisse penser que ce cycle pictural a été réalisé durant la dernière décennie du XVe siècle, ce que confirme le style des peintures (fig. 1). Ce cycle se mêle à une polychromie de grande qualité. Ces peintures à la colle offrent une palette composée de bleu, de vert de cuivre, d’ocre-jaune, d’ocre-rouge, de noir violet (probablement du cinabre oxydé) et de blanc de plomb oxydé[12].

On peut se demander quelle était, à la fin du XVe siècle, l’ornementation de la nef, mais le dossier de restauration ne mentionne aucun décor contemporain dans cette partie de l’édifice. Les peintures du chœur avaient certes été partiellement observées en 1904, mais jusqu’à leur restauration de 1992, leur ampleur et leur qualité étaient demeurées inédites. Ainsi, il n’en est d’ailleurs pas fait mention dans les études du chanoine Walter (1881-1952) sur les peintures murales en Alsace, publiées entre 1932 et 1936[13]. En 1960, Aimée Neury, dans le cadre de son enquête sur les peintures murales de France, a donné une description sommaire des traces visibles dans le chœur. Elle distinguait les symboles des évangélistes, mais elle avait confondu les anges musiciens avec des anges portant des instruments de la Passion. Elle évoquait avant tout des vestiges très usés et mal dégagés, et elle ne semblait pas avoir relevé la polychromie architecturale[14]. Ses photographies en noir et blanc, ainsi que celles du dossier de restauration permettent de voir que murs et voûtes étaient encore partiellement couverts de badigeon et les nervures étaient peintes avec une couleur sombre (ocre-rouge ?) sur laquelle étaient tracés des joints blancs.

Lors de la restauration de 1992, après étude stratigraphique, les badigeons ont été dégagés au bistouri ou au pinceau-brosse. Les peintures du XVe siècle étaient recouvertes par le décor post-Réforme et six couches de badigeon. Des travaux de consolidation ont été effectués. Après la restitution des lacunes au tratteggio, les surfaces restaurées ont été fixées. Dans la nef, la mise au jour de peintures sur le mur oriental et sur l’arc triomphal a imposé de sacrifier les éléments du décor du xvie siècle présents dans cette partie de l’édifice, après les avoir documentés[15].

Le mur oriental de la nef accueille un Jugement dernier, le Christ se tenant au-dessus de la clef de l’arc triomphal (fig. 15). Dans la voûte de la travée droite du chœur sont représentés les symboles des évangélistes, et dans celle de l’abside Dieu le Père et cinq anges musiciens. Le fond blanc des voûtains est orné de motifs floraux d’une grande variété (fig. 5). Sur les murs du chœur, dans la partie supérieure, on peut noter dans la travée droite l’Annonciation au nord, la Nativité, ainsi que l’Adoration des mages au sud et la Dormition de la Vierge au-dessus de l’arc triomphal (fig. 6). Dans l’abside, des prophètes prennent place au-dessus des baies. Le registre médian est consacré au Christ et au collège apostolique. Seuls huit apôtres subsistent et deux d’entre eux prennent place de part et d’autre de l’arc triomphal sur un fond orné d’un faux appareil ocre-rouge à joints blancs (fig. 7).

Fig. 5. Baldenheim (67), église protestante. La voûte du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

 

Fig. 6. Baldenheim (67), église protestante. La Dormition de la Vierge, mur ouest du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

 

Fig. 7. Baldenheim (67), église protestante. Angle nord-ouest du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

Le soubassement est en grande partie dévolu à la peinture décorative. Sur une couleur de fond ocre-rouge, un bandeau mouluré a été feint. Au sommet, de manière à délimiter ce niveau, deux filets de largeur différente et d’une couleur plus soutenue que le fond simulent les moulures concaves de cet élément. Juste en dessous et tout autour du chœur, des rectangles, évoquant des tentures, ont été peints en gris et vert selon une alternance régulière (fig. 7). Dans l’abside, du côté sud, une petite niche est incluse dans cette représentation. En effet, une tenture verte a cette fois été représentée entrouverte en son milieu. Aucun crochet n’ayant été indiqué, l’étoffe semble maintenue de façon tout à fait irréelle. De part et d’autre de la niche, le tissu s’enroule légèrement et laisse voir son revers (fig. 9). Les tentures du chœur sont cependant interrompues à plusieurs reprises par des éléments véritables : on peut voir, du côté sud, une niche autour de laquelle ont été peints deux anges, une autre niche, ornée d’une Crucifixion sur le mur oriental, et, enfin, un enfeu prenant place au nord. Dans ce dernier subsiste de façon très fragmentaire une Adoration des mages antérieure au reste du décor (début XVe siècle ?). Toutefois, l’encadrement de l’enfeu a été polychromé lors de la réalisation de l’ensemble du décor avec une volonté de trompe-l’œil assez abouti. Des perles se détachent sur le fond ocre-rouge avec une grande attention accordée aux jeux d’ombre et de lumière pour feindre la modénature de l’arc. Sur le mur occidental, on ne trouve pas de tentures feintes, mais un fond uni, toujours dans la tonalité dominante ocre-rouge (fig. 7 et 8). Ce premier niveau est surmonté, comme nous l’avons évoqué, du faux appareil sur lequel se détachent les deux apôtres. Le bandeau mouluré feint ne se trouve ici qu’au-dessus du registre médian. Il faut noter également que la Dormition de la Vierge surmontant l’arc triomphal est une scène d’intérieur (fig. 6). On peut voir au premier plan un pavement ocre-jaune, alors que le mur de fond est occupé par un faux appareil ocre-rouge à joints blancs qui rappelle celui de dimensions beaucoup plus importantes du registre médian. Il en résulte une intéressante mise en perspective entre ces différentes représentations du mur.

Fig. 8. Baldenheim (67), église protestante. Apôtre et faux appareil, mur ouest du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2002).

 

Fig. 9. Baldenheim (67), église protestante. Tenture feinte, soubassement du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2002).

Ce décor est complété par la polychromie de l’arc triomphal, des ébrasements et encadrements des baies, des nervures et de l’une des niches. Sur l’arc triomphal, côté nef comme côté chœur, de faux claveaux ont été tracés sur l’enduit et simulent l’emploi de grès rouge et de grès jaune (fig. 1, 5 et 7). On retrouve la même chose pour les baies et la niche abritant la Crucifixion. Chaque fausse pierre est séparée de l’autre par un mince faux joint blanc. Selon un rythme régulier, un claveau jaune succède à deux rouges. Sur les nervures, dont le grès véritable a lui aussi été polychromé, on ne constate pas une alternance chromatique aussi régulière mais on retrouve cette volonté d’évoquer l’emploi de grès diversement colorés. Sur l’ensemble des pierres feintes (à l’exception des assises représentées sur le mur occidental et qui font partie des peintures figurées), des veines ont été peintes avec une extrême finesse (fig. 10). Elles se détachent en rouge-orangé sur le fond ocre-jaune et en rouge-brun sur le fond ocre-rouge : elles dessinent des lignes parallèles, des courbes, des cercles concentriques avec une rare recherche. Autour des clefs de voûte, les amorces des nervures sont soulignées par des motifs végétaux sur un fond ocre-rouge dans l’abside et bleu dans la travée droite. Ces clefs, qui portent les armes des familles Rathsamhausen et alliés, sont elles aussi polychromées (fig. 5). Toutefois, il semble que les écus armoriés avaient entièrement perdu leur polychromie. Ils ont été remis en couleur suivant des modèles fournis par Marcel Haegi de Baldenheim[16].

Fig. 10. Baldenheim (67), église protestante. Polychromie d’une ogive, voûte du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

Dans deux articles parus en 1995 et 1998, Pantxika Béguerie, puis Gebhard Klein ont montré l’influence de l’art de Martin Schongauer sur le décor historié de Baldenheim. Il est, en effet, en grande partie inspiré par ses gravures. Ces peintures ont également été comparées à celles réalisées par le maître pour la collégiale Saint-Étienne de Vieux-Brisach à partir de 1489[17]. Même s’il n’a pas été possible d’attribuer les scènes de Baldenheim à un artiste ou un atelier précis, leur grande qualité a été maintes fois soulignée, et celle-ci se retrouve dans la polychromie architecturale avec laquelle elles sont profondément liées.

Les polychromies gothiques ne sont conservées qu’en petit nombre en Alsace. Toutefois, il est manifeste que les couleurs les plus fréquemment observées reprennent les nuances du grès local avec une prédilection pour des tons rosés, orangés ou ocre-rouge. Les faux appareils tracés sur les murs ou recouvrant les articulations sont traités en aplats, avec des joints blancs se détachant sur le fond coloré. Ce dernier peut être monochrome ou feindre une alternance entre plusieurs tonalités de grès. On pourrait citer les décors de l’ancienne abbatiale de Marmoutier, de l’église de Fouday ou encore de l’ancienne église des Franciscains de Colmar[18]. Dans tous les exemples qui subsistent, sur chaque pierre feinte, la couleur de fond demeure uniforme, sans volonté de montrer des veines ou les variations chromatiques du grès bigarré. La présence de veines dans la polychromie architecturale est habituellement ce qui permet de faire allusion au marbre. En Alsace, on peut évoquer le décor de la tour de l’église de Niedermorschwihr ou encore celui, récemment dégagé, de l’église de Gueberschwihr où les caractéristiques pétrographiques du marbre sont rendues par des lignes ondoyantes. À Baldenheim, en revanche, c’est bien du grès que l’on souhaitait représenter. Cet effet illusionniste apporté par les veines peut certainement être attribué aux peintres chargés des parties historiées. Ils ont accordé la même attention à la mise en couleur des articulations qu’au reste du décor, offrant une polychromie d’une qualité singulière, et faisant de Baldenheim un exemple tout à fait unique en Alsace.

Le décor du XVIe siècle

Le décor du XVIe siècle, postérieur à la Réforme, est en grande partie conservé dans la nef et dans la sacristie[19]. Dans le chœur, seuls quelques éléments ont été laissés visibles lors de la restauration de 1992, à titre de témoins : ils sont inclus de façon harmonieuse dans les peintures du XVe siècle, sans en perturber la lecture. On peut voir que la polychromie composée de faux claveaux de la couche précédente a été reprise pour les baies, en élargissant légèrement le chambranle avec une couleur ocre-rouge plus uniforme. De semblables joints blancs ont été tracés, mais on peut noter l’ajout d’un filet noir délimitant l’encadrement sur le fond blanc des murs. Le même principe a été appliqué pour les nervures ou pour la niche du mur sud du chœur, agrandie au XVIe siècle. À la retombée des nervures isolées prenaient place des consoles grises au profil sinueux, dont un exemple subsiste au sud de la baie axiale (fig. 12). Les ogives accompagnées du doubleau étaient reçues par des consoles feintes beaucoup plus développées, comme on peut le voir sur le mur sud : une tête d’ange se détache au milieu de motifs d’ailes et de cuirs découpés (fig. 13).

Fig. 11. Baldenheim (67), église protestante. Le décor post-Réforme, mur sud de la nef (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

Fig. 12. Baldenheim (67), église protestante. Superposition des décors des XVe et XVIe siècles, baie axiale du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

 

Fig. 13. Baldenheim (67), église protestante. Le décor post-Réforme, console feinte, mur sud du chœur (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

L’accès à la chaire, placée dans la nef au sud de l’arc triomphal, se fait par un escalier situé dans le chœur. À l’instar des baies, l’encadrement de l’ouverture permettant d’y prendre place est lui aussi orné avec du grès rouge feint. On peut voir également dans l’épaisseur du mur la représentation d’un soleil entouré de l’inscription : Deo gloria soli et benedictu sit nomen domini. Sous la cuve de la chaire, une importante console a été simulée par des bandes ondulées en rouge et noir avec des enroulements au sommet (fig. 1).

Dans la sacristie, ce décor post-Réforme est entièrement visible et remarquablement conservé (fig. 14). Sur la voûte d’arêtes sont feintes des nervures retombant sur des consoles grises semblables à celle subsistant dans l’abside. Les encadrements des baies, niches et portes se détachent sur les murs blancs par la représentation de grès rouge bordé d’un filet noir. Cette polychromie architecturale est complétée par différents motifs de ferronnerie ou des globes.

Fig. 14. Baldenheim (67), église protestante. Le décor post-Réforme de la sacristie (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

Dans la nef, les ébrasements et les encadrements des baies ou du portail ont été entièrement peints avec cette polychromie faisant allusion au grès (fig. 11). Entre les fenêtres, des versets en lettres gothiques ont été tracés en noir. Sous le plafond, une corniche soutenue par des corbeaux a été représentée sur les murs ouest, nord et sud (elle a été supprimée sur le mur oriental lors du dégagement du Jugement dernier). Une bande noire longeant le plafond est complétée par une sorte de large damier ocre-rouge et blanc. Des joints noirs en S permettent de donner l’illusion du volume. Juste dessous, les corbeaux feints en ocre-rouge souligné de noir se présentent de profil, de manière à créer un effet perspectif. De part et d’autre du point central de chaque mur, ils montrent leur profil droit à droite et leur profil gauche à gauche.

Ce décor a, selon toute vraisemblance, masqué les peintures du XVe siècle après l’introduction de la Réforme en 1576, les peintures historiées ayant été rejetées, au profit d’une ornementation plus sobre. Cependant, sa proximité avec la polychromie du XVe siècle montre une influence de cette dernière. Presque entièrement restauré dans la nef et dans la sacristie, le décor du XVIe siècle a dû être en grande partie supprimé dans le chœur en raison de la grande qualité des peintures sous-jacentes. Cet ensemble, mêlant polychromie et inscriptions, a été dégagé et consolidé selon les mêmes méthodes que le cycle pictural du siècle précédent. Dans la nef, le travail s’est révélé délicat, le pigment végétal employé pour les inscriptions s’étant révélé très pulvérulent et fragile. Le badigeon de fond a systématiquement été réintégré et non repassé en blanc. Les lacunes dans les inscriptions ont été complétées grâce à l’identification des textes par le pasteur de Baldenheim. Avant d’être soigneusement fixé, le décor a nécessité une restauration à l’aquarelle par glacis ou par un travail pointilliste d’un rendu proche du pigment granuleux de l’enduit d’origine sur les grandes zones lacunaires.

À Baldenheim, peintures historiées et décoratives ont donc été restaurées avec la même attention portée à l’image et à la matière. La réintégration des lacunes, perceptible à l’œil nu, montre clairement que la volonté d’éviter toute falsification peut parfaitement se combiner avec une présentation satisfaisante, tant pour le grand public que pour l’historien de l’art. Même si la grande beauté des veines tracées sur le faux grès de la fin du XVe siècle est un exemple rare en Alsace, on ne peut affirmer avec certitude que ce décor aurait été restauré, et non entièrement repeint en l’absence de peintures historiées. La polychromie a été considérée dans ce cas comme faisant partie d’une œuvre d’art, ce qui impliquait une intervention plus scrupuleuse que lorsqu’elle représente la seule ornementation d’un édifice. Ce lien étroit entre peinture décorative et figurée apparaît de façon très nette dans la nef de l’église de Baldenheim. En effet, le globe sur lequel reposent les pieds du Christ du Jugement dernier a été tracé sur les claveaux feints de l’arc triomphal (fig. 15). Ainsi, il était impossible de traiter différemment les peintures des parements et celles des articulations, sans rompre irrémédiablement l’unité de ce décor. Les peintures ornementales des XVe et XVIe siècles ont donc bénéficié de la présence des peintures historiées alors qu’à la même période, en Alsace et ailleurs, de nombreuses polychromies architecturales ont été restituées plutôt que restaurées.

Fig. 15. Baldenheim (67), église protestante. Le Jugement dernier, mur oriental de la nef (© Anne Vuillemard-Jenn, 2019).

La modeste église de Baldenheim conserve des décors peints qui sont incontestablement parmi les plus remarquables d’Alsace. Elle montre tout l’intérêt d’une étude diachronique, permettant ainsi d’observer les changements de goût, mais aussi de mettre en lumière l’influence que les différentes strates ont pu exercer les unes sur les autres.

Cet édifice permet également de s’interroger sur un rejet de la couleur qui aurait accompagné l’iconoclasme de la Réforme. À Baldenheim, si les peintures historiées ont bien été masquées, la polychromie architecturale n’a pas été proscrite pour autant : les surfaces n’ont pas été uniformément blanchies. En 1830, alors que l’intérêt pour la polychromie médiévale se faisait jour, Ludovic Vitet (1802-1873) présentait la Réforme comme l’une des causes de la disparition de la couleur dans les édifices : « Il s’est trouvé qu’à la fin du XVIe siècle, grâce au protestantisme, au pédantisme, et à bien d’autres causes, notre imagination devenant chaque jour moins vive, moins naturelle, plus terne pour ainsi dire, on se mit à blanchir ces belles églises peintes, on prit goût aux murailles et aux boiseries toutes nues, et si l’on peignit encore quelques décorations intérieures, ce ne fut plus, pour ainsi dire, qu’en miniature »[20]. Lors de l’introduction de la Réforme, il est vrai que les chroniques et les sources archivistiques relatent fréquemment le blanchiment des édifices, mais cette intervention n’était probablement pas toujours aussi extensive qu’on a voulu le croire. Les observations in situ montrent qu’une simple mise en teinte de la structure avec des couleurs sobres pouvait être admise à cette période. Les effets de la Réforme sur la polychromie de l’architecture restent encore très largement à définir, mais l’étude du décor peint dans les églises d’Alsace tend à prouver que ce « chromoclasme »[21] supposé n’a pas été absolu et permettait l’illusionnisme matériel.

[1] Étienne HAMM, Pierre BRUNEL, « Observations archéologiques dans l’église historique de Baldenheim », Annuaire de la Société d’histoire de la Hardt et du Ried, 17, 2004, p. 33-42.

[2] Ibidem.

[3] Joseph SCHLIPPE, « Denkmalpflege im Elsass », Oberrheinische Kunst, 10, 1942, p. 183-191, et plus particulièrement p. 185. Les relevés de Velte, de grand format, sont conservés roulés et n’ont pas encore été numérisés. En revanche, il est possible de consulter des photographies en noir et blanc : DRAC Grand-Est , Denkmalarchiv, Pôle des patrimoines, ICO019A001_005 à ICO019A001_011.

[4] Voir à ce sujet, dans ce volume, l’article de Jean-Luc EICHENLAUB, « Des travaux réalisés sur les peintures murales en Alsace, spécialement aux Dominicains de Guebwiller, pendant la Deuxième Guerre mondiale ».

[5] https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/palissy/IM67014641?mainSearch=%22velte%22&last_view=%22list%22&idQuery=%223d0e4e1-31a3-14f1-fff2-84fab7418cd%22.

[6] SCHLIPPE, op. cit., 1942, p. 185-186.

[7] Première travée du chœur, symbole de saint Luc : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/memoire/APMH00259630?mainSearch=%22aimé%20neury%20baldenheim%22&last_view=%22list%22&idQuery=%228e8db3-cf3f-b055-1b0d-81a6123c13bc%22, voûte de l’abside : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/memoire/APMH00259631?mainSearch=%22aimé%20neury%20baldenheim%22&last_view=%22list%22&idQuery=%228e8db3-cf3f-b055-1b0d-81a6123c13bc%22.

[8] https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/IA67010725. Daniel GAYMARD, « Église protestante de Baldenheim. La résurrection d’un décor peint à l’occasion de sa restauration », Annuaire de la Société d’histoire de la Hardt et du Ried, 6, 1993, p. 45-51. Voir également DRAC Grand-Est, CRMH : Baldenheim, église protestante. Restauration générale de l’édifice, DDOE établi par l’Architecte en chef des monuments historiques D. Gaymard, 1993. La restauration des peintures a été faite par Marie-Lys de Castelbajac.

[9] DRAC Grand Est, CRMH : DDOE, 1993, Marie-Lys de Castelbajac, Église protestante de Baldenheim. Rapport général d’intervention, non paginé.

[10] Ibidem.

[11] Marcel HAEGI, « Les peintures de la nef en l’église historique de Baldenheim », Annuaire de la Société d’histoire de la Hardt et du Ried, 19, 2006, p. 27-38.

[12] Marie-Lys DE CASTELBAJAC, « Église protestante de Baldenheim. Les peintures sur l’arc triomphal et dans le chœur : découvertes et restaurations », Annuaire de la Société d’histoire de la Hardt et du Ried, 7, 1994, p. 39-47.

[13] Joseph WALTER, « Les peintures murales du Moyen Âge en Alsace », Archives alsaciennes d’histoire de l’art, 1932, 11, p. 51-74, 1933, 12, p. 51-72, 1934, 13, p. 1-24, 1936, 16, p. 125-139.

[14] Charenton, Médiathèque du patrimoine et de la photographie (MPP) : Aimée Neury, Notes sur les peintures murales de France, rapport dactylographié, Alsace, 1960, non paginé.

[15] DRAC Grand Est, CRMH : DDOE, 1993, op. cit., Marie-Lys de Castelbajac, Rapport général d’intervention, non paginé.

[16] Ibidem, D. Gaymard, Compte-rendu de la réunion de chantier n° 35 du 05-05-1993.

[17] Pantxika BÉGUERIE, « L’église protestante de Baldenheim. De l’influence de l’art de Martin Schongauer sur les peintures murales du chœur », Annuaire de la Société d’histoire de la Hardt et du Ried, 8, 1995, p. 25-34 et Gebhard KLEIN, « Das Jüngste Gericht im Breisacher St. Stephansmünster und Überlegungen zu Baldenheim », Annuaire de la Société d’histoire de la Hardt et du Ried, 11, 1998, p. 21-32.

[18] La polychromie de l’architecture gothique en Alsace a été étudiée dans notre thèse Anne VUILLEMARD, La polychromie de l’architecture gothique à travers l’exemple de l’Alsace. Structure et couleur : du faux appareil médiéval aux reconstitutions du XXIe siècle, thèse de doctorat sous la dir. de R. RECHT, Université Marc-Bloch, Strasbourg, 2003. Les exemples cités ont été publiés dans un ebook consacré à la polychromie en France et en Espagne : Anne VUILLEMARD-JENN, « Église protestante, Baldenheim (Bas-Rhin, France) », « Église Saint-Matthieu (ancienne église des Franciscains), Colmar (Haut-Rhin, France) », « Ancienne abbatiale, Marmoutier (Bas-Rhin, France), dans C. GÓMEZ UURDÁÑEZ, A. OLMO GRACIA (dir.), Corpus de revestimientos cromáticos en la Arquitectura Histórica. I. Edad Media, 1, Saragosse, Prensas de la Universidad de Zaragoza, 2015, p. 10-12, 52-53, 65 et 120-121.

[19] L’un des relevés de Velte laisse voir un millésime incomplet 168. (voir fig. 2 et 11). Il est difficile d’accepter une datation aussi tardive pour ces peintures. D’autre part, placé très bas sur le mur, ce millésime, maladroitement tracé, n’entretient aucun lien avec ce décor.

[20] Cité par Emmanuel-Eugène VIOLLET-LE-Duc, article « Restauration », Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, Morel, t. 8, 1967, p. 19, consultable en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_raisonné_de_l’architecture_française_du_XIe_au_XVIe_siècle/Restauration.

[21] Michel PASTOUREAU, « L’église et la couleur des origines à la Réforme », Bibliothèque de l’École des chartes, 147, 1989, p. 203-230 et plus particulièrement p. 226-230.

Pour citer cet article : 
Anne VUILLEMARD-JENN, « Les polychromies de l’église protestante de Baldenheim et la restauration des décors peints », dans Ilona HANS-COLLAS, Anne VUILLEMARD-JENN, Dörthe JAKOBS, Christine LEDUC-GUEYE (dir.), La peinture murale en Alsace au cœur du Rhin supérieur du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Guebwiller (2-5 octobre 2019), Caen, Groupe de Recherches sur la Peinture Murale (GRPM), 2023, mis en ligne en février 2023. URL : https://grpm.asso.fr/activites/publications/colloque-guebwiller/anne_vuillemard_…omies_baldenheim/.