Philippe Lorentz
Professeur d’histoire de l’art, Sorbonne Université
Résumé : À la fin du Moyen Âge, l’aire culturelle de l’Allemagne du sud-ouest appelée « Rhin supérieur » et qui, depuis le xixe siècle, a été désignée comme un « paysage artistique » (Kunstlandschaft) dans l’historiographie germanique est caractérisée, sur le plan artistique, par une bipolarité entre deux grands foyers : Bâle et Strasbourg. En s’appuyant sur les œuvres conservées et sur des documents d’archives, cette communication s’attache à montrer la place de la peinture murale – produite à grande échelle à Strasbourg aux xive et xve siècles – dans la production artistique. Ce support spécifique témoigne, au même titre que la peinture de tableaux, de l’attractivité et de l’ouverture de cet important centre de création.
Wandmalereien am Oberrhein und ihr Bezug zum Kunstzentrum Straßburg am Ende des Mittelalters (14. und 15. Jahrhundert)
Zusammenfassung: Am Ende des Mittelalters bildet sich das als „Oberrhein“ bezeichnete Kulturgebiet Süd-West Deutschlands auf künstlerischer Ebene durch die zwei großen Kunstzentren Basel und Straßburg aus, das seit dem 19. Jahrhundert von der deutschen Historiographie auch als „Kunstlandschaft“ beschrieben wurde. Anhand der erhaltenen Werke sowie der archivalischen Dokumentationen kann die in Straßburg im 14. und 15. Jahrhundert in großem Umfang produzierte Wandmalerei in diese Kunstproduktion eingeordnet werden. Der spezifische Charakter der Wandmalerei zeugt, ebenso wie die Tafelmalerei, von der Attraktivität und der Offenheit dieses wichtigen Kunstzentrums.
Évoquer la peinture murale[1] à l’époque médiévale dans un colloque consacré à ce support artistique en Alsace, « au cœur du Rhin supérieur », invite à s’interroger sur la géographie historique et artistique de cette région du sud-ouest de l’aire culturelle germanique, à une époque où sa configuration territoriale et politique est radicalement autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. Cette question a fait couler beaucoup d’encre par le passé. Les contours et les caractéristiques de l’entité haut-rhénane ne sont pas les mêmes pour les géographes, les historiens et les historiens de l’art. De plus, la partition, entre l’Allemagne et la France, des territoires situés sur les deux rives du cours supérieur du Rhin, amorcée au XVIIe siècle, a généré de part et d’autre du fleuve une fragmentation de la recherche historique et des postures divergentes, évidemment dictées par le nationalisme exacerbé des XIXe et XXe siècles. Sur le terrain de l’histoire de l’art, la notion de « Rhin supérieur » (Oberrhein) présente un caractère éminemment flou, lié au concept fort vague d’« aire artistique » (Kunstlandschaft), d’usage fréquent dans l’historiographie germanique depuis le xixe siècle. On a ainsi tenté de définir une koinè artistique haut-rhénane. Selon certains auteurs, l’art du Rhin supérieur serait déterminé par un caractère alémanique, bien difficile à définir. Le concept de Rhin supérieur, abordé dans une acception étroite et utilisé pour mettre en évidence de prétendues spécificités stylistiques, n’est pas propre à fournir une grille de lecture satisfaisante des phénomènes artistiques. En revanche, l’historien de l’art doit tenir compte des données géopolitiques qui ont façonné cette région du sud-ouest de l’Allemagne avant le XVIIe siècle pour mieux appréhender les facteurs de dynamisme dans la circulation des formes au sein de cet espace : l’unicité des deux rives du Rhin, que le fleuve ne sépare pas ; un fractionnement territorial conséquent et un émiettement du pouvoir politique ; la densité du réseau urbain. Or en Occident, c’est justement dans les villes que se déploie l’activité artistique à partir du xiiie siècle. C’est là que sont concentrés les artistes et organisées les structures qui les encadrent. C’est aussi là qu’ils peuvent se procurer les matériaux nécessaires à leur travail[2].
À la fin du Moyen Âge, le Rhin supérieur est caractérisé, sur le plan artistique, par une bipolarité entre deux villes principales, sièges des deux évêchés de la région : Bâle et Strasbourg[3]. Les limites de ces diocèses montrent combien on doit faire abstraction des frontières nationales qui nous sont familières pour comprendre le fonctionnement de l’Oberrhein en termes de circulation et d’échanges : une grande partie de l’évêché de Bâle – ville aujourd’hui en Suisse – comprenait toute la Haute Alsace, c’est-à-dire l’actuel département français du Haut-Rhin. Plus du tiers de l’ancien évêché de Strasbourg s’étendait, jusqu’à la Révolution française, sur la rive droite du Rhin, incluant l’Ortenau, une partie de l’actuel Land de Baden-Würtemberg, en République fédérale d’Allemagne.
Puisqu’il convient de tenir compte des villes qui, en tant que lieux de production artistique, définissent la Kunstlandschaft du Rhin supérieur, nous nous limiterons, dans cette présentation, au cas de Strasbourg qui, au milieu du XVe siècle, est la plus grande ville de cet espace haut-rhénan. C’est en tout cas l’une des plus peuplées de l’Allemagne. En 1444, sa population s’élève à environ dix-huit mille habitants, ce qui la place loin derrière Cologne, qui à cette époque en compte environ trente mille, mais très près de Nuremberg et de Metz. C’est aussi un centre de création artistique de premier plan et la peinture murale y occupe une place non négligeable. Les témoignages conservés – œuvres et sources documentaires – permettent d’esquisser une évaluation de ce médium au sein de la production des peintres actifs à Strasbourg aux xive et xve siècles. Ce support – spécifique dans sa mise en œuvre – témoigne, au même titre que les autres arts picturaux (peinture de tableaux et vitrail) du rayonnement et de l’attractivité de cet important foyer.
Importance du support mural au sein de la production des peintres de Strasbourg à la fin du Moyen Âge
À Strasbourg, les peintures murales médiévales ne sont parvenues jusqu’à nous que de manière sporadique[4]. Celles qui décoraient les églises furent méthodiquement recouvertes d’un badigeon à la Réforme. Le premier d’entre eux remonte probablement à 1530, d’après le témoignage du chroniqueur Daniel Specklin (1536-1589). Celui-ci rapporte que les images (retables, statues) ont alors été retirées des églises, dont les peintures murales furent occultées par une couche de couleur pierre, afin d’épargner aux générations futures la vision de l’idolâtrie et de l’hérésie d’autrefois[5]. Les iconoclastes du XVIe siècle avaient donc aplani le chemin du « froid classicisme », qui – je cite l’abbé Joseph Walter (1881-1952) à qui nous devons le premier recensement d’envergure des peintures murales du Moyen Âge en Alsace, publié dans les années 1930 – « dans son inconcevable hostilité de la polychromie, réduisit sa palette au lait de chaux[6]. » Les peintures retrouvées au fil du temps dans les églises de Strasbourg remontent aux XIVe et XVce siècles. Mais on en avait sans aucun doute réalisé auparavant, même si les œuvres nous font défaut pour les époques antérieures. On peut déduire de ce qui reste qu’à la fin du Moyen Âge, les peintures murales ont été produites à grande échelle à Strasbourg : elles ne couvraient pas seulement les murs des églises et des chapelles, mais ornaient les demeures opulentes des couches sociales les plus aisées de la population. Les découvertes spectaculaires qui ont été faites au cours des dernières décennies, lors de travaux effectués dans d’anciens hôtels patriciens du centre-ville, comme la maison « Istra », au 15, rue des Juifs, en 1987[7], et la droguerie du Serpent, au 17, rue des Hallebardes en 1996[8], seront vraisemblablement suivies par d’autres lors de futurs travaux de réfection de maisons anciennes. Il est désormais permis de placer des espoirs dans les réfections des « passoires thermiques »… Dans les demeures de l’élite urbaine, la peinture murale, qui concurrence les lambris et les tapisseries, semble avoir été très présente. Les ensembles retrouvés témoignent de l’ampleur de ces décors répartis dans les différents espaces d’une maison patricienne et réalisés à différentes époques, selon les besoins des occupants de la demeure.
Quels artistes exécutent des peintures murales ?
Les peintres ne manquaient pas, à Strasbourg, pour répondre à cette forte demande. On pouvait évidemment se tourner vers les maîtres peintres qui avaient pignon sur rue. En 1466, dix peintres sont cités dans le registre des amendes perçues par la Ville pour des empiétements sur la voie publique (Allmendbuch)[9], mais il y en avait sans doute davantage. Ces artistes agissaient sur différents supports, peignaient des retables, des bannières et pratiquaient la polychromie des sculptures et la peinture murale. C’est le cas de Jost Haller qui, en 1447, s’engage à dorer et à peindre pour le compte d’un gentilhomme messin, sire Nicole Louve (vers 1387-1462), l’un des principaux décideurs de sa ville, un monument apparenté à une chapelle, abritant un calvaire : la « croix du Pont-aux-Loups », aux confins de Metz. Ce peintre a pratiqué la peinture murale à plusieurs reprises. À Strasbourg, on peut lui attribuer un monumental Saint Michel en l’église Saint-Thomas (fig. 1). Cette œuvre, probablement exécutée vers 1440, située à l’extrémité du deuxième collatéral sud, était destinée à marquer l’emplacement d’une chapelle placée sous le vocable de l’archange dont le titulaire était, à l’époque de la réalisation de la peinture, le chanoine Conrad Huter († 1469), probable commanditaire de cette œuvre[10].
La personnalité artistique dominante à Strasbourg au milieu du XVe siècle est un peintre resté anonyme : le Maître de la Passion de Karlsruhe, parfois identifié, sans preuve, avec Hans Hirtz, dont l’activité est attestée dès 1421. Il est l’auteur d’un retable démembré, réalisé vers 1450 pour l’église Saint-Thomas et dont subsistent aujourd’hui sept panneaux. Il y fait montre d’une grande âpreté, organisant ses compositions en de denses rassemblements de figures aux faces laides et grimaçantes. C’est à lui qu’a été attribuée une représentation du Christ au Jardin des Oliviers, combinée à l’Arrestation du Christ, répondant à ces critères d’analyse formelle, qui se trouvait dans le chœur de l’église des Dominicains. Le souvenir de cet ensemble, hélas disparu, nous est transmis par un dessin aquarellé, à valeur quasi documentaire, fait en 1621 par le jeune peintre Bartholomäus Dietterlin (1609/1610-vers 1624). Celui-ci a été suffisamment attentif au style et aux couleurs de l’œuvre pour donner du crédit à un rapprochement avec le Maître de la Passion de Karlsruhe[11].
La polyvalence des peintres est un phénomène très répandu à la fin du Moyen Âge. Le développement de leur activité de fournisseurs de patrons, autrement dit de concepteurs de décors comprenant à la fois des retables, des peintures murales, des vitraux, voire des sculptures, est redevable de la diffusion, au XIVe siècle, du papier, un support du dessin bien moins onéreux que le parchemin. À Strasbourg, la chapelle Sainte-Catherine, accolée au bras sud du transept de la cathédrale, construite et décorée au cours de la décennie 1340-1350 pour servir de monument funéraire à l’évêque Berthold de Bucheck (1328-1353) est une œuvre d’art totale conjuguant plusieurs modes d’expression, à commencer par l’architecture, attribuée à Gerlach, maître d’œuvre de la fabrique de la cathédrale de 1339 à 1371. L’homogénéité de l’ouvrage implique une étroite collaboration de ce dernier avec les concepteurs des verrières figurant le Credo des apôtres et du programme sculpté comportant, outre le tombeau à gisant – disparu – du prélat, un saint sépulcre monumental (dont les fragments sont au musée de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg), ainsi que des statues placées sur des piédestaux devant les supports des arcades faisant communiquer la chapelle avec le bas-côté sud de la cathédrale. L’étroite collaboration de l’architecte, du sculpteur – probablement Wölflin de Rouffach – et du peintre qui livra les patrons des vitraux et réalisa la polychromie de l’ensemble, ainsi que les peintures murales qui accompagnaient ce décor a conféré une grande unité formelle à cette somptueuse chapelle (fig. 2). Les têtes des anges peints qui figuraient dans le fond du sépulcre (fig. 3) – deux sont encore visibles aujourd’hui – présentent de frappantes analogies physionomiques avec les visages des anges représentés sur les vitraux de la chapelle[12].
Une même homogénéité stylistique est également observable dans les épaves du décor de l’église Sainte-Madeleine, réalisé à la fin du XVe siècle et malheureusement presque entièrement détruit par un incendie en 1904. Une simple confrontation entre la très belle peinture de la Dormition de la Vierge, retrouvée dans le chœur de cette église récemment restaurée (fig. 4)[13], et un fragment de vitrail provenant lui aussi de Sainte-Madeleine (fig. 5)[14], montre que la peinture murale participe de l’unité formelle qui prévaut dans les décors des églises à la fin du Moyen Âge.
Les maîtres peintres auxquels on faisait appel pour les peintures et les vitraux des églises et des chapelles étaient aussi sollicités pour la réalisation des décors des demeures laïques. Ainsi, l’atelier du peintre responsable des verrières et des peintures de la chapelle Sainte-Catherine semble avoir été impliqué dans les peintures de l’ancienne droguerie du Serpent, remontant au milieu du XIVe siècle et mises au jour il y a une vingtaine d’années. On observe en effet dans les élégantes figures de musiciens (fig. 6) ornant une grande salle du rez-de-chaussée de cette maison une stylisation des visages tout à fait similaire à celle qui caractérise les têtes d’anges de la chapelle Sainte-Catherine et les figures des verrières de la collégiale de Niederhaslach réalisées à Strasbourg vers 1340-1350, dans un style proche des vitraux faits à la même époque pour l’évêque Berthold de Bucheck à la cathédrale.
Parallèlement à ces artistes polyvalents auxquels on recourait pour des commandes prestigieuses, certains peintres semblent avoir eu une activité cantonnée aux décors muraux des maisons. Au début du xxe siècle, lors de la démolition d’une maison du quartier canonial de Saint-Thomas, l’hôtel Zum Römer[15], on découvrit des fragments de peintures – aujourd’hui perdus, mais connus grâce à des photographies publiées en 1907 par Johannes Ficker dans son inventaire de la collection de la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace (fig. 7) – montrant un jardin, évoqué par des rinceaux végétaux et dans lequel on voit deux tonnelles, où se trouvent respectivement une femme et un homme qui devaient s’observer dans l’agencement originel de ce décor, que l’on peut situer vers 1450-1470. La facture rapide et sommaire de ces peintures exclut de voir dans leur auteur un peintre de retables. Il s’agit plutôt du travail d’un spécialiste des décors des maisons. Ilona Hans-Collas a rapproché les personnages peints sur les murs de la grande salle d’un hôtel patricien, la « maison Istra » (15, rue des Juifs) – un programme probablement mis en place vers 1470 et mêlant des représentations profanes à des scènes de l’Ancien Testament – de la production de l’atelier d’enluminures de Diebold Lauber, établi à Haguenau pendant une bonne partie du XVe siècle[16]. L’engouement des élites pour l’iconographie courtoise explique pourquoi elles font appel à des professionnels de l’illustration des livres, qui maîtrisent à la fois l’imagerie religieuse et les thèmes en vogue dans la littérature profane.
Peintures murales et déplacements d’artistes
Pour évaluer la place de la peinture murale dans l’attractivité et le rayonnement d’un foyer artistique, c’est-à-dire dans le processus de réception ou de diffusion des modèles et des formes, il faut prendre en compte les impératifs liés à ce support. La peinture murale ne peut évidemment être un objet d’exportation comme les retables, la tapisserie, la broderie ou le vitrail (un domaine dans lequel Strasbourg s’est particulièrement illustrée au XVe siècle). Elle est immeuble par nature, même si elle a assez récemment acquis le statut juridique d’immeuble par destination grâce aux techniques permettant de la désolidariser du mur sur lequel elle a été peinte. Quoi qu’il en soit, sa réalisation implique nécessairement le déplacement de l’artiste. Une telle entreprise suppose une organisation similaire à celle d’un chantier d’architecture : la mise en place d’un échafaudage et la préparation des murs, comme le mentionne le contrat passé le 7 avril 1418 entre le magistrat de Bâle et Hans Tieffental, peintre originaire de Sélestat, pour la décoration picturale de la chapelle de la Croix du Martyre (cappel des ellenden crutzes), à la porte Saint-Théodore, sur la rive droite du Rhin[17].
Pour un peintre, la réalisation d’un décor mural, que ce soit dans la ville ou à l’extérieur, est susceptible de l’éloigner de son atelier pendant au moins plusieurs mois. La dorure et la polychromie de la « croix du Pont-aux-Loups », confiées à Jost Haller en 1447, doivent être menées à bien en moins d’un an[18]. En 1474, les Dominicains de Strasbourg accordent un peu plus de huit mois au peintre Lienhart Hoischer pour la réalisation d’une Danse macabre (fig. 8) et d’un Jugement dernier dans leur église[19]. Il a peut-être fallu plusieurs années à Schongauer (vers 1445-1491) pour peindre le Jugement dernier de Breisach. Ces contraintes dictent bien souvent l’association avec un collègue ou l’engagement d’un collaborateur ou d’un assistant. Pour accomplir les travaux que lui demande Nicole Louve à Metz (1447), Jost Haller s’associe avec l’un de ses collègues strasbourgeois, maître Hans de Sélestat (meister Hans von Sletstat, der moler). Quelques années plus tard (1453), il fait appel à son propre frère, peintre lui aussi, demeurant à Fribourg (Friebourch), probablement Fribourg-en-Brisgau, pour le seconder dans la décoration picturale d’une chapelle en l’église des Carmes de Metz[20]. Dans ses travaux aux dominicains de Strasbourg (1474-1475), Lienhart Hoischer est assisté d’un ou deux collaborateurs, qui, pendant la durée du chantier, peuvent manger et boire au réfectoire du couvent avec le maître peintre[21].
Le peintre strasbourgeois Hans Ott – domicilié rue des orfèvres, mentionné dans les sources d’archives strasbourgeoises entre 1427 et 1449[22] – délègue en 1443-1444 un compagnon répondant au prénom d’Ulrich auprès des sœurs dominicaines du couvent de Saintes-Marguerite-et-Agnès extra-muros (à la Krutenau) pour décorer leur établissement. La documentation subsistante ne permet pas de préciser s’il s’agit de l’église ou du cloître. Ulrich est emprisonné à la suite d’une affaire d’empoisonnement qui s’est déroulée dans ce couvent pendant qu’il y travaillait. Il fait l’objet d’un interrogatoire conduit par les magistrats de Strasbourg. Il a procuré – avec la permission de son employeur, maître Hans Ott – à l’une des sœurs, dame Heilke Hüffel, de l’orpiment, un jaune à base d’arsenic (« plus beau et plus semblable à l’or qu’aucune autre couleur », comme le précise Cennino Cennini dans son Livre de l’art, composé vers 1400[23]). Heilke en aurait eu besoin pour tuer un chien qui l’importunait par ses aboiements, mais il semble que le poison se soit trouvé dans un plat consommé par les autres sœurs. La complicité du compagnon-peintre et de la moniale ressort de la lecture des procès-verbaux des interrogatoires, où l’on apprend qu’Ulrich a passé une nuit dans le couvent en compagnie de dame Heilke (le chien ne dérangeait donc pas seulement la religieuse, semble-t-il). Le peintre a également travaillé à l’abbaye Sainte-Sophie d’Eschau, un établissement qui, comme le couvent de Saintes-Marguerite-et-Agnès, accueillait les dames de l’aristocratie : on constate donc que le peintre Hans Ott faisait des peintures murales pour une clientèle des plus huppées (à Eschau, une des religieuses, la dame de Falkenstein, nièce de Heilke, avait demandé au compagnon de lui écrire des chansons…)[24].
Les peintres de Strasbourg peignent sur les murs en ville et dans ses environs (Eschau). On peut supposer que leur champ d’intervention les conduit, pour ce qui concerne le décor des églises, jusqu’aux limites du diocèse, qui s’étendent largement sur la rive droite du Rhin avec l’Ortenau. Mais certains peintres strasbourgeois acceptent des commandes de peintures monumentales bien plus loin, ce qui peut éventuellement infléchir le cours de leur carrière. Les travaux effectués par Jost Haller à Metz pour Nicolas Louve conduisent ce peintre à s’établir en Lorraine et dans le Westrich (la région de Saarbrücken). Il devient le peintre du comte de Nassau-Saarbrücken et continue de travailler pour l’élite messine. Martin Schongauer, en acceptant l’importante commande d’un monumental Jugement dernier sur les murs de l’église Saint-Étienne de Breisach, quitte pour quelque temps son atelier colmarien. Mais Breisach est plus proche de Colmar que Saarbrücken de Strasbourg. D’autre part, si Schongauer acquiert le droit de bourgeoisie dans cette petite ville rhénane, où il exécute ces peintures entre 1485 et 1490 environ[25], c’est pour avoir le droit d’y travailler et probablement pas dans l’intention de laisser définitivement derrière lui Colmar, où il ne semble pas avoir fermé son atelier et où il a gardé ses propriétés.
Si des peintres de Strasbourg, comme Hans Ott ou Jost Haller, acceptent des commandes de peintures monumentales hors de la ville et parfois loin, des peintres venus d’ailleurs ont sans doute été attirés à Strasbourg par la forte demande en matière de décors muraux et aussi par les bénéfices qu’ils pouvaient tirer, sur le plan artistique, du contact avec leurs collègues strasbourgeois. C’est peut-être le cas du peintre schongauérien du faux triptyque peint au-dessus de l’entrée de la chapelle Saint-André à la cathédrale (fig. 9), combinant la Nativité, au centre, et deux représentations de saints sur les pseudo-volets : un Saint évêque (à dextre) et Saint André (à sénestre). Ernst Polaczek (1870-1939) a mis en évidence la dette de cet artiste à l’égard des compositions gravées de Schongauer[26]. Ainsi, l’agencement de la Nativité reprend-il celui que présente la gravure L. 5 de l’artiste colmarien (fig. 10), avec une évidente dilatation de l’espace sur la peinture murale. La posture de l’Enfant, avec ses cuisses écartées et repliées, est tributaire de l’autre version gravée de la Nativité par Schongauer (L. 4) (fig. 11). Quant au Saint André, il dérive de la gravure L. 43 (fig. 12).
Il ressort de ces quelques observations qu’aux XIVe et XVe siècles, la peinture murale occupe une place considérable dans la production artistique à Strasbourg. Elle constitue sans aucun doute l’un des principaux volets de l’activité des peintres, tant pour le décor des églises – les peintures murales y occupent les mêmes fonctions que les retables comme on a pu le constater avec le Saint Michel de l’église Saint-Thomas (fig. 1) et le faux triptyque de la cathédrale (fig. 9) – que pour l’ornement de l’habitat urbain. Sans être un produit d’exportation comme le vitrail, elle contribue tout de même à la diffusion des formes artistiques élaborées dans ce foyer alors très réputé. Certains peintres se font, par leur mobilité, les vecteurs de cet art recherché, comme l’atteste la carrière de Jost Haller. Pourtant, la prise de conscience de l’importance de ce patrimoine est actuellement freinée par l’absence de visibilité de la peinture médiévale dans le Strasbourg d’aujourd’hui. Les beaux vestiges découverts en 1987 (la « maison Istra ») et en 1996 (la droguerie du Serpent) ne sont guère valorisés et en tout cas pas ou très peu accessibles. On peut comprendre qu’il n’est pas envisageable de muséifier la ville à grande échelle, mais des solutions pourraient être trouvées pour au moins organiser des visites temporaires et régulières et sensibiliser le public à ces œuvres, témoins de l’environnement domestique et de la culture visuelle des femmes et des hommes de la fin du Moyen Âge et faisant, à ce titre, partie intégrante de notre histoire.
[1] Je tiens à remercier Sabine Bengel, Pantxika De Paepe, Cécile Dupeux, Barbara Gatineau, Ilona Hans-Collas, Hartmut Scholz et Jean-David Touchais pour leur aide dans l’élaboration de cet article.
[2] Sur le Rhin supérieur comme « aire artistique » (Kunstlandschaft), voir Ernst Petrasch, « Zum Problem der oberrheinischen Kunstlandschaft », dans le catalogue de l’exposition Spätgotik am Oberrhein, 1450-1530, Karlsruhe, Badisches Landesmuseum, 1970, p. 38-42 ; Lieselotte E. Stamm, « Zur Verwendung des Begriffs Kunstlandschaft am Beispiel des Oberrheins im 14. und frühen 15. Jahrhundert », Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 41, 1984, p. 85-91 ; Philippe Lorentz, « La géographie artistique de l’Oberrhein à l’échelle d’un foyer : attraction et rayonnement de Strasbourg à l’époque du Gothique “international” », dans P. Kurmann, T. Zotz (dir.), Historische Landschaft – Kunstlandschaft? Der Oberrhein im späten Mittelalter, Ostfildern, Jan Thorbecke, 2008, p. 401-418 (Konstanzer Arbeitskreis für mittelalterliche Geschichte. Vorträge und Forschungen, 68) ; idem, « Strasbourg 1400 », dans Strasbourg 1400. Un foyer d’art dans l’Europe gothique, catalogue d’exposition, Strasbourg, 2008, p. 12-21.
[3] Bipolarité mise en évidence par les recherches menées par Anna Rapp Buri et Monica Stucky-Schürer sur la tapisserie dans l’Oberrhein au xve siècle. Leur remarquable enquête a mis en évidence que cette production est issue des deux principaux foyers artistiques de la région : Bâle et Strasbourg. Voir Anna Rapp Buri, Monica Stucky-Schürer, Zahm und wild. Basler und Straßburger Bildteppiche des 15. Jahrhunderts, Mayence, Philipp von Zabern, 1990.
[4] Le caractère disparate de ce patrimoine ne permet pas une approche statistique efficiente, comme celle proposée par un récent et ambitieux « tour d’horizon » sur les décors peints de Strasbourg du xive au xviie siècle. Un survol qui porte essentiellement sur les décors de l’époque moderne (en particulier sur les façades peintes) et laisse largement de côté la peinture murale dans les églises (Jean-Jacques Schwien, « Les décors peints de Strasbourg [1300-1700] », dans B. Schnitzler [dir.], Un art de l’illusion. Peintures murales romaines en Alsage, catalogue de l’exposition, Strasbourg, musée archéologique, 2012, p. 160-173).
[5] Rodolphe Reuss (éd.), Les collectanées de Daniel Specklin, Strasbourg, J. Noiriel, 1890, n° 2310 : « In disem iar [1530] hatt man alle kirchen die bilder heruss gethan und alle gemell und kirchen mit steinfarb ahn gestrichen, auff das unser nachkomen der altten abgoetterey und aberglauben nit sehen moechten. »
[6] Joseph Walter, « Les peintures murales du Moyen Âge en Alsace, I », Archives alsaciennes d’histoire de l’art, 11, 1932, p. 51-74, à la p. 52. Sur la polychromie de l’architecture des églises, voir Anne Vuillemard, La polychromie de l’architecture gothique à travers l’exemple de l’Alsace. Structure et couleur : du faux appareil médiéval aux reconstitutions du xxie siècle, thèse de doctorat de l’université Marc-Bloch de Strasbourg, sous la direction de Roland Recht, 2003.
[7] Brigitte Parent, Marie-Dominique Waton, « Strasbourg : découverte de peintures dans une maison gothique », Archéologia, 229, novembre 1987, p. 16-21 ; Jean-Pierre Rieb et alii, « Un ensemble médiéval urbain exceptionnel, rue des Juifs à Strasbourg », Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, 806, 1987, p. 149-169 ; Philippe Lorentz, Jost Haller, le peintre des chevaliers et l’art en Alsace au xve siècle, Colmar, Musée d’Unterlinden, Paris, Les Quatre coins, 2001, p. 203 ; Ilona Hans-Collas, « Le décor des maisons dans l’est de la France : peintures murales et plafonds peints (xiiie-xve siècles) », dans C. Leduc (dir.), Le décor peint dans la demeure au Moyen Âge, Actes des journées d’études, Angers, 15-16 novembre 2007, publication en ligne, Angers, Conseil général du Maine-et-Loire, 2008. https://expos.maine-et-loire.fr/culture/peintures_murales/medias/pdf/ilona_hans_collas.pdf
[8] Maxime Werlé, La Droguerie du Serpent. Une demeure médiévale au cœur de Strasbourg, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2006.
[9] Daniel Schneider, L’Allmendbuch de 1466. Son contenu, ses renseignements sur la variété des professions à Strasbourg au xve siècle, Diplôme d’études supérieures d’histoire présenté à la Faculté des Lettres de l’université de Strasbourg, 1965, p. 41.
[10] Sur l’œuvre de Jost Haller, voir Philippe Lorentz, Jost Haller, 2001, op. cit. à la note 7.
[11] Sur cette peinture murale disparue et les copies qui sont parvenues jusqu’à nous, voir Stefan Roller, « Ein verlorenes Werk des Meisters der Karlsruher Passion. Zu einer aquarellierten Zeichnung in den Graphischen Sammlungen München und einem Kupferstich in der Staatlichen Kunsthalle Karlsruhe », dans le catalogue de l’expostion Die Karlsruher Passion. Ein Hauptwerk Straßburger Malerei der Spätgotik, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, 1996, p. 117-141 ; repr. en couleurs du dessin aquarellé de Bartholomäus Dietterlin, ibidem, p. 24-25, pl. 7.
[12] Sylvie Aballéa, Les Saints Sépulcres monumentaux du Rhin supérieur et de la Souabe (1340-1400), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, p. 29-73, p. 336-337, n° 13 et planches 26-27 ; Philippe Lorentz, « La chapelle Sainte-Catherine », dans J. Doré (dir.), Strasbourg. La Grâce d’une cathédrale, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2007, p. 200-208.
[13] Voir le texte de sa restauratrice, Camille Jouen, dans le présent recueil.
[14] Paul Frankl, « Nachträge zu den Glasmalereien von Peter Hemmel », Zeitschrift für Kunstwissenschaft, XVI, 1962, p. 201-222 ; Hartmut Scholz, dans le catalogue de l’exposition Bilder aus Licht und Farbe. Meisterwerke spätgotischer Glasmalerei. « Straßburger Fenster » in Ulm und ihr künstlerisches Umfeld, Ulm, Ulmer Museum, 1995, p. 121, n° 23 ; Rüdiger Becksmann, « Kopf der Maria », dans le catalogue de l’exposition Spätmittelalter am Oberrhein. Alltag, Handwerk und Handel. 1350-1525, Karlsruhe, Badisches Landesmuseum, 2001, p. 145, n° 266 (attribue le fragment à Hans von Maursmünster [?], Strasbourg, vers 1475).
[15] La maison canoniale Zum Römer est mentionnée en 1398 comme voisine de celle qu’occupait l’historien Jacques Twinger von Koenigshoven, chanoine de Saint-Thomas (Charles Schmidt, Histoire du chapitre de Saint-Thomas pendant le Moyen Âge, Strasbourg, C.-F. Schmidt, 1860, p. 265). Elle se trouvait au 10, place Saint-Thomas, à l’angle de la rue des Cordonniers, avant sa démolition au début du xxe siècle pour laisser la place à l’imposant bâtiment néo-Renaissance de l’ancienne Caisse d’épargne. Dans son inventaire de la collection de la Société pour la conservation des monuments historiques, publié en 1907, Johannes Ficker précise que ces fragments de peintures murales ont été découverts en 1902 et données à la Société par l’administration de la Caisse d’épargne (Johannes Ficker, Denkmäler der Elsässischen Altertums-Sammlung zu Strassburg i. Els., 2, Christliche Zeit, Strasbourg, Ludolf Beust, 1907, p. XV et pl. XVI). Rédigé entre septembre 1911 et mai 1915, le registre manuscrit de l’inventaire de cette même collection (aujourd’hui à la conservation du musée archéologique de Strasbourg) mentionne encore les quatre fragments placés dans des caisses et conservés en réserve. On en a, depuis lors, perdu la trace.
[16] Ilona Hans-Collas, 2008, op. cit. note 7.
[17] C. H. Baer (dir.), Die Kunstdenkmäler des Kantons Basel-Stadt, III, Die Kirchen, Klöster und Kapellen, Bâle, Birkhäuser, 1941, p. 334-343 (texte sur les peintures de Hans Tieffental par Rudolf Riggenbach, p. 338-343).
[18] Lorentz, Jost Haller, 2001, op. cit. note 7, p. 62-66.
[19] Francis Rapp, « Léonard Heischer, peintre de “la Danse macabre” de Strasbourg (1474) », Revue d’Alsace, 100, 1961, p. 129-136, à la p. 136.
[20] Lorentz, Jost Haller, 2001, op. cit. note 7, p. 67-68.
[21] Rapp, 1961, op. cit. note 19, p. 136.
[22] Hans Rott, Quellen und Forschungen zur südwestdeutschen und schweizerischen Kunstgeschichte im XV. und XVI. Jahrhundert, III, Der Oberrhein. Quellen I (Baden, Pfalz, Elsass), Stuttgart, Strecker und Schröder Verlag, 1936, p. 195-196.
[23] Cennino Cennini, Le livre de l’art (Il libro dell’arte), édition traduite, commentée et annotée par Colette Déroche, Paris, Berger-Levrault, 1991, p. 108-110.
[24] Sur cette affaire d’empoisonnement au couvent Sainte-Agnès, voir Élisabeth Clementz, Bernhard Metz, avec la collaboration de Philippe Lorentz et Jean-Marie Holderbach, Initiation à la lecture des écritures manuscrites allemandes médiévales, Strasbourg, Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie d’Alsace, 2018, p. 166-169, n° 28.
[25] Stephan Kemperdick, Martin Schongauer. Eine Monographie, Petersberg, Imhof, 2004, p. 218 et p. 240.
[26] Ernst Polaczek, « Ein Wandbild im Strassburger Münster », Straßburger Münster-Blatt, II. Jahrgang, 1905, p. 27-29.