André Bouvard
Historien, Société d’émulation de Montbéliard
Matthieu Fantoni
Conservateur du Patrimoine, DRAC Bourgogne Franche-Comté
Gabriela Guzman
Architecte du Patrimoine
Résumé : Le temple Saint-Martin de Montbéliard est le plus ancien lieu de culte protestant conservé en France. Il a été construit de 1601 à 1607 par l’architecte Heinrich Schickhardt (1558-1635), qui fut actif dans le comté de Montbéliard, les seigneuries alsaciennes et le duché de Wurtemberg. La typologie du plan du temple est associée à celle de la basilique vitruvienne, et son décor extérieur s’inspire des églises du Cinquecento étudiées par l’architecte lors de ses séjours en Italie. Le temple ayant fait l’objet de plusieurs transformations jusqu’à la fin du XIXe siècle, le décor intérieur élaboré par Schickhardt était demeuré inconnu jusqu’à aujourd’hui. Les comptes de construction et de décoration du temple ont été retrouvés aux archives du Doubs par André Bouvard, historien. Lors d’une première étude préalable à la restauration des décors du temple, entre 1996 et les années 2000, des sondages mirent en évidence l’existence de décors datant de la fin du XIXe siècle. En janvier 2019, alors que la paroisse de Montbéliard souhaitait relancer son projet de travaux, de nouveaux sondages ont été réalisés par l’atelier ARCOA sous la direction de Gabriela Guzman, architecte et avec l’accompagnement de la DRAC. Cette nouvelle tranche a permis d’identifier cinq couches stratigraphiques. L’ornementation d’origine a pu être dégagée et s’est avérée en bon état de conservation. Il s’agit d’une reproduction des modénatures des façades extérieures du temple. La présentation décrira les décors redécouverts, en les replaçant à la fois dans l’œuvre d’Heinrich Schickhardt et dans le contexte de l’architecture de son époque, en croisant les approches historiques et techniques.
Die Wiederentdeckung der Innenausmalungen der lutherischen Sankt-Martin-Kirche in Montbéliard: ein Beitrag zur Kenntnis des Werkes von Heinrich Schickhardt (1558-1635)
Zusammenfassung: Die Sankt-Martin-Kirche von Montbéliard ist die älteste noch erhaltene protestantische Kultstätte Frankreichs. Sie wurde zwischen 1601 und 1607 durch den Architekten Heinrich Schickhardt erbaut. Dieser war in der Grafschaft von Montbéliard, den elsässichen Herrschaften und dem Herzogtum Württemberg tätig. Die Bautypologie erinnert an die Basilika von Vitruv und die Außenausstattung orientiert inspiriert sich an den Kirchen des Cinquecento, die der Architekt bei seinen Aufenthalten in Italien untersucht hat. Mehrmals wurde der Bau bis zum Ende des 19. Jahrhunderts verändert; die Innenausstattung durch Schickhardt blieb bis heute unbekannt. Die Rechnungsbücher des Baus und der Ausstattung konnten in den Archiven des Departements des Doubs durch den Geschichtsforscher André Bouvard wiedergefunden werden. Bei einer ersten Voruntersuchung (zwischen 1996 und den Jahren 2000) anlässlich der geplanten Restaurierung der Innenausstattung der Kirche, brachten Freilegungsproben die Ausmalungen des 19. Jahrhunderts ans Tageslicht. Im Januar 2019, zu dem Zeitpunkt als die Pfarre von Montbéliard das Projekt der Renovierungsarbeiten wieder aufnehmen wollte, führte das Restaurierungsatelier ARCOA neue Sondierungen unter der Leitung der Architektin Gabriela Guzman durch, unterstützt von der „Direction régionale des Affaires culturelles“ (Regionaldirektion für kulturelle Angelegenheiten; DRAC). Diese neue Untersuchungsphase konnte fünf stratigraphische Schichten identifizieren. Die freigelegte ursprüngliche ornamentale Malerei befand sich in einem guten Erhaltungszustand. Es handelt sich dabei um eine Reproduktion der Außenfassadenprofile der Kirche. Anhand der Verknüpfung historischer und technischer Ansätze, können die neu entdeckten Befunde sowohl in das Werk von Heinrich Schickhardt wie in den architektonischen Kontext seiner Zeit eingeordnet werden.
En janvier 2019, la réalisation d’une tranche expérimentale de dégagement des épidermes intérieurs du temple Saint-Martin de Montbéliard, édifié au début du XVIIe siècle (fig. 1) a permis la découverte, la restauration et l’étude de ses peintures murales d’origine. Le décor mis au jour, unique au regard du patrimoine protestant en France, doit être replacé dans le contexte particulier du comté de Montbéliard sous le régime des Wurtemberg, ainsi que dans la carrière d’un artiste d’exception : Heinrich Schickhardt (1558-1635).
1. Le comté de Montbéliard aux XVIe-XVIIe siècles et l’architecte wurtembergeois Heinrich Schickhardt
Avant son annexion par la France (1793), Montbéliard est la capitale d’un comté intégré dans l’Empire, à la population francophone. Situé sur un passage vers les pays rhénans, appelé la Porte d’Alsace, le comté est gouverné depuis 1397 par la dynastie des Wurtemberg. C’est à ces princes allemands que l’on doit l’introduction de la Réforme au XVIe siècle : une première tentative avortée sous le duc Ulrich (1487-1550) en 1524, contemporaine de celle de Bucer (1491-1551) à Strasbourg, une seconde en 1538 sous George (1498-1558), un comte farouchement luthérien. Menée par le prédicant Pierre Toussain (1499-1573), elle aboutit à l’installation d’une sorte de patchwork : « un luthéranisme à coloration réformée[1] », compromis qui s’explique par la proximité et l’influence des foyers du protestantisme helvétique. En 1559, après l’Interim, le duc Christophe (1515-1568), fort du nouveau principe issu de la paix d’Augsbourg : cujus regio ejus religio, impose un luthéranisme rigoureux à ses sujets. Les persécutions religieuses en France et dans les états voisins du comté entraînent un afflux important de réfugiés calvinistes à Montbéliard. Le luthéranisme est contesté dans la ville. En 1586, après l’échec d’un colloque de conciliation, Frédéric de Wurtemberg (1557-1608) impose définitivement le luthéranisme comme religion d’État[2].
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le comté de Montbéliard est donc devenu une terre d’asile. Sa capitale sert de refuge à un grand nombre d’artistes huguenots, orfèvres, potiers d’étain, sculpteurs, peintres. Ces derniers sont particulièrement actifs dans le domaine des décors intérieurs. Les travaux de rénovation menés dans l’habitat du centre-ville de Montbéliard à partir des années 1980 ont permis de mettre au jour une vingtaine de plafonds peints des XVIe-XVIIIe siècles[3]. Deux d’entre eux présentent un intérêt majeur : le plafond de l’hôtel de la Croix d’Or (XVIIe siècle) montre un décor composé de rinceaux peuplés d’animaux de toutes sortes. Celui de l’hôtel du Lion Rouge (fin XVIe siècle), redécouvert en 2013, est constitué de cartouches illustrés de scènes de la vie du Christ et de décors végétaux[4].
C’est dans ce contexte d’apaisement religieux, qui voit la cité devenir un foyer propice au développement des décors de peintures murales que l’architecte Heinrich Schickhardt, natif d’Herrenberg (Wurtemberg), reçoit du prince Frédéric de Wurtemberg l’ordre d’édifier une nouvelle église luthérienne à Montbéliard. L’importance du rôle joué par Schickhardt est attestée par l’inscription portée au fronton du portail sud de l’édifice, Opera Henrici Schickhardi Herrenbergensis architecti, qui constitue un cas très rare de « signature » à une époque où le maître d’œuvre s’effaçait systématiquement derrière son commanditaire.
La carrière et les antécédents de Schickhardt sont bien connus grâce à son Inventarium, manuscrit rédigé entre 1630 et 1632, peu de temps avant sa mort (4 janvier 1635 du calendrier julien) et conservé à la Württembergische Landesbibliothek[5]. Urbaniste, architecte civil, architecte militaire (il dirige les travaux de la citadelle de Montbéliard), ingénieur comparé à Léonard de Vinci (der schwäbische Leonardo[6]), cartographe, auteur de la première carte de la principauté de Montbéliard, Schickhardt servit toute sa vie les ducs de la famille de Wurtemberg. Sa production est particulièrement marquée par deux voyages en Italie. Le premier, en 1598, le conduit dans les villes du Nord (notamment Vicence, Venise, Casal Montferrat), tandis que le second, qu’il réalise en accompagnant le duc Frédéric à Rome pour le jubilé de 1600, lui permet de visiter les grands centres artistiques de la Renaissance : Bologne, Ferrare, Florence, Mantoue, Trente, Venise. En 1602, il publie à Montbéliard une relation du second voyage sous le titre Beschreibung einer Reiss ou Reiß in Italien[7]. Ses carnets de voyage, illustrés de nombreux croquis, sont conservés à la Württembergische Landesbibliothek[8], ils révèlent un sens aigu de l’observation.
2. Le chantier du temple Saint-Martin (1601-1607)
Au retour de son second voyage, Schickhardt s’installe à Montbéliard comme maître d’œuvre (Baumeister) de la ville et du comté. Il entreprend aussitôt, sur ordre de Frédéric de Wurtemberg, l’édification du temple Saint-Martin à l’emplacement d’une église médiévale devenue trop petite pour une population en plein essor. Fait rare, les sept comptes de construction de l’édifice entre 1601 et 1607, ainsi que leurs pièces justificatives, signées de la main de Schickhardt, sont intégralement conservés aux archives départementales du Doubs[9]. Présent quasi quotidiennement sur le chantier, l’architecte fixe les étapes des travaux, choisit les matériaux, sélectionne les ouvriers, rédige les marchés et en assure le suivi. Il cumule en quelque sorte les fonctions d’architecte et de maître d’œuvre[10].
L’édifice conçu par Schickhardt (fig. 1) présente un plan de forme rectangulaire, un seul et vaste corps abrite le temple. Le volume est couvert par une toiture à deux versants où plusieurs lucarnes sont aménagées de part et d’autre. Le clocher en bois, orienté vers l’est, prend appui sur le mur pignon de l’édifice. Les façades sont ordonnancées par plusieurs travées scandées par des pilastres. Les dispositions et proportions de ces pilastres rappellent l’ordre colossal mis en œuvre depuis Alberti (1404-1472) et utilisé à de nombreuses reprises par Palladio (1508-1580), à la différence qu’ils n’embrassent pas deux niveaux proprement dits. En effet, l’intérieur du temple est dépourvu d’étage, tout comme d’éléments de cloisonnement (fig. 2). Il se présente comme un vaisseau unique, interrompu partiellement par la tribune. L’espace dédié aux cérémonies liturgiques, bien qu’il ait subi des modifications, est dépourvu de transept et de chœur. Les proportions et les rythmes rappellent en partie ceux décrits dans le schéma basilical de Vitruve (vers 80 av. J.-C., vers 15 av. J.-C.) : le double carré du plan, sept travées en longueur et trois en largeur[11].
La corrélation entre l’extérieur et l’intérieur est donnée par les lignes horizontales qui délimitent l’échelle de l’édifice : l’entablement en partie haute, le piédestal en partie basse. La composition de la façade est harmonisée par les pilastres formant les travées, elles-mêmes ouvertes par des baies rectangulaires à encadrements moulurés et frontons ; le rythme des travées est souligné par les oculi et portails (sur les axes centraux), ainsi que par l’alternance dans la forme des frontons (cintrés ou triangulaires).
La typologie du temple Saint-Martin pourrait se rapprocher à la fois du type de l’église-halle (Hallenkirche), très répandu en Allemagne entre les XVe et XVIe siècles, s’inscrivant dans le style gothique et, par ailleurs, du prototype de la salle de prêche sans chœur (chorlose Kirche), amené à se diffuser dans le duché de Wurtemberg, à Göppingen (1617-1618) ou à l’église de la Trinité d’Ulm (1617-1621)[12]. Le vocabulaire employé par Schickhardt témoigne de ces influences largement diffusées dans l’architecture religieuse des XVe et XVIe siècles en France comme dans l’Empire. Les modénatures retrouvées dans l’ornementation de l’édifice, corniches, chapiteaux, bases, encadrements, reprennent en effet, celles employées dans l’architecture de la Renaissance. En revanche, les modénatures à l’intérieur ne semblent apparaître que très ponctuellement (entablements).
Au premier effet de monumentalité extérieure, les décors intérieurs semblaient ainsi, jusqu’à aujourd’hui, devoir offrir un contraste marqué, en affichant un dépouillement et une absence presque totale de modénature et de décor. Ce constat présente une contradiction notable avec les informations fournies par les archives de la construction du temple, qui documentent la mise en œuvre d’une polychromie architecturale.
Les sixième et septième comptes de construction (1607-1608)[13] donnent en effet des précisions sur les travaux de plâtrerie et de peinture, en précisant le nom des artistes (fig. 3). Hans Jacob Munster, dit le gisseur (plâtrier) allemand, est chargé de la préparation des enduits et de la confection d’une coquille au sommet de la niche du chevet, Jean Bolot de peindre les armoiries du prince au milieu du plafond, tandis que Burckhard Weiler et Claude Bouvier s’occupent de la mise en couleur de la nef. Une couleur pierre (Steinfarbe) doit recouvrir les pilastres, la corniche, les moulures du plafond, les colonnes et la balustrade de la tribune ainsi que l’escalier à vis qui mène au grenier. Sur le blanc des entrecolonnements et des caissons du plafond doivent être peints des filets de couleur bleue (blauen Zigen). Enfin, le plafond est lui-même orné d’un décor en relief constitué de toupies pendantes (Spitzen), de grandes et de petites roses en bois tourné (gedrehten Rosen) – rappelons que la rose est l’emblème de Luther – et d’éléments en forme de cul de bouteille (Bücklen). Tous ces décors sont peints à l’or fin. De cet ensemble, seules subsistent aujourd’hui les toupies pendantes au croisement des moulures[14].
3. L’étude des décors et la redécouverte des peintures murales
Remarquée depuis les années 1990, la contradiction apparente entre la sobriété des décors intérieurs actuels et la polychromie architecturale décrite dans les comptes de construction a conduit la Conservation régionale des Monuments historiques (CRMH) de Bourgogne-Franche-Comté et la paroisse luthérienne de Montbéliard, maître d’ouvrage, à mener plusieurs études des épidermes intérieurs du temple, tant du point de vue documentaire que matériel, par des campagnes de sondages stratigraphiques. Ces recherches s’appuient sur la lecture minutieuse des archives menée par André Bouvard[15].
Outre les informations relatives à la période d’édification du temple, l’étude documentaire a permis d’identifier plusieurs campagnes de restauration intérieure depuis le XVIIe siècle. Les archives de la Recette ecclésiastique permettent de relever une première restauration dans les années 1741-1742 comprenant la rénovation des menuiseries, des réparations du plafond et la remise en peinture de la salle du culte. Si les pigments sont listés dans les comptes (blanc de Troyes, ocre, bleu de Berlin, céruse, rouge d’Angleterre, vermillon, ocre jaune), les couleurs obtenues par leur mélange et leurs dispositions ne sont pas connues. Un demi-siècle plus tard, en 1782, l’inspecteur des bâtiments du comté, P. L. Morel, constatant le mauvais état des peintures de la nef, adresse au Conseil de Régence un important projet de restauration. Il propose de « reblanchir » au blanc de plomb les murs du vaisseau, de peindre les pilastres en gris, d’azurer le plafond à l’huile de pavot. Rien n’indique cependant dans les registres de dépenses que les devis fournis furent véritablement retenus. La campagne la mieux documentée date du milieu du XIXe siècle. Sur ordre du maire de Montbéliard, et malgré les résistances du Consistoire, les parois des murs sont restaurées par l’architecte municipal Pierre-Frédéric Morel-Macler, qui fait réaliser des « peintures à fresque et marbrages », un décor d’arcades couronnant les baies, encore visibles dans des cartes postales du XIXe siècle (fig. 4). La création du mobilier actuel du temple a entraîné l’apparition d’un véritable espace de chœur liturgique, dont la salle était initialement dépourvue. La peinture gris-bleu qui recouvre aujourd’hui les murs du temple n’est mise en œuvre qu’au cours du XXe siècle.
Dans les années 2000, en complément de cette première approche documentaire, l’Architecte en chef des Monuments historiques, Pascal Prunet, a établi une étude préalable à la restauration et à la mise en valeur des décors intérieurs du temple. Il s’est appuyé pour cela sur le rapport d’une première campagne de sondages réalisée quelques années plus tôt (1996) par l’atelier Garcia-Thaler. Trois générations de décors, sous l’enduit contemporain, sont alors identifiées dans l’étude :
« – Fausse mouluration traitée par des filets de tons terreux ocre jaune et vert pâles […] ces moulures en trompe-l’œil encadrent les fenêtres, les oculi, les pilastres et la niche derrière la chaire […].
— Fausses poutres horizontales situées à mi-chemin entre les portes et les oculi […].
— Fausses arcatures et fausses impostes au-dessus des oculi et des fenêtres[16] »
Pascal Prunet proposait en conséquence une alternative pour restituer un décor historique dans le temple : soit revenir à l’état du XIXe siècle, en restituant les grandes arcades (troisième strate décrite), cohérentes notamment avec le mobilier du chœur, soit aller vers un décor d’architecture feinte, dans l’esprit des « fausses moulures » observées dans la strate la plus ancienne. La maîtrise d’ouvrage n’eut cependant pas à trancher, le programme de travaux n’ayant jamais été mis en œuvre. Une nouvelle étude, rendue en juillet 2013 par les architectes Louis-Marie Asselineau et Marc Rolinet, reprenait les résultats des sondages précédents, en les intégrant dans un nouveau projet d’aménagement polyvalent du temple. Ce n’est toutefois pas avant l’année 2017 que les projets purent se concrétiser, la maîtrise d’ouvrage souhaitant confier à une nouvelle équipe de maîtrise d’œuvre un projet de restauration générale et d’aménagement des intérieurs du temple.
Dans le cadre de cette nouvelle maîtrise d’œuvre, une opération de restauration intérieure, concernant une travée, appelée « travée-test » a été décidée au début de l’année 2019. Cette phase expérimentale associait au diagnostic architectural des campagnes de sondages préconisées par la Conservation régionale des Monuments historiques de Bourgogne-Franche-Comté, afin de préciser le parti de restauration à adopter. Les travaux exécutés par l’atelier ARCOA sous la maîtrise d’œuvre de Gabriela Guzman, architecte du patrimoine, se sont déroulés globalement en trois temps.
a. Sondages stratigraphiques et étude des peintures murales
Préalablement aux travaux proprement dits de restitution, plusieurs sondages stratigraphiques ont été réalisés sur les parements (pilastre et piédroit notamment) ainsi que sur le plafond et la niche axiale du chœur. Les premières actions ont consisté dans le dégagement soigneux des couches superficielles. La reconnaissance de couches sous-jacentes aux décors attendus, ceux du xixe siècle, et la résolution de poursuivre les dégagements jusqu’au support (maçonnerie), ont permis la découverte des décors d’origine, ceux du XVIIe siècle.
La strate la plus ancienne (fig. 5) s’est révélée porter, au-dessus de la baie concernée par le dégagement, un décor de fronton triangulaire interrompu, peint en trompe-l’œil, rappelant ceux de façades extérieures. Les restaurateurs proposèrent un dégagement complémentaire, non prévu dans la prestation initiale sur une baie voisine de la travée-test afin de déterminer si l’alternance des frontons courbes et droits, observable sur les élévations extérieures, se reproduisait également à l’intérieur. Cette hypothèse a été confirmée par la mise au jour d’un élément de fronton de forme courbe.
Sur les parois, le décor consiste ainsi en une reproduction des modénatures des baies extérieures, sur un fond blanc de chaux. Sur cette base d’enduit, des incisions fixent les contours des motifs avant l’application des badigeons[17]. Les peintres ont peut-être eu recours à des poncifs afin de répéter les motifs de frontons, ce que la suite des travaux de dégagement pourra permettre de déterminer. Sur la surface incisée et encore fraîche, les motifs ont été peints en plusieurs teintes d’eau forte (pigments + chaux + eau), principalement du brun (imitant la pierre) et un gris-bleu, qui semble avoir servi à créer des ombres illusionnistes. Il ne s’agit pas d’un décor de « vraie fresque », comme Schickhardt dut en voir de nombreux lors de ses séjours en Italie, mais d’une technique de badigeon employée traditionnellement au Nord des Alpes. Il est à noter que la couche dite d’origine est en réalité composée de deux générations, très rapprochées et presque identiques. Le décor a dû être très tôt repris dans le cours du XVIIe siècle. Il a ensuite été piqué, sans doute lors de la première restauration de 1741-1742, pour être recouvert par un enduit blanc. Il s’est toutefois avéré en très bon état lors de son dégagement durant la tranche expérimentale.
D’autres sondages ont été réalisés au pied de la niche axiale du chœur, le décor mis à découvert présente les mêmes style et polychromie que ceux des baies. D’après les archives, une coquille décorait le voussoir de la niche.
Les sondages n’ont pas uniquement concerné les surfaces d’entrecolonnement. Le chapiteau d’un pilastre a fait aussi l’objet de dégagements. L’apparition d’un décor en pierre sculpté s’est avérée aussi inattendue, l’habillage en plâtre (de style dorique) paraissait être en cohérence avec le décor intérieur épuré de la salle. Concernant les plafonds, une étude de datation par dendrochronologie a été établie par le laboratoire CEDRE[18]. Les échantillons prélevés au niveau de trois caissons (proches du médaillon central) ont permis de démontrer qu’ils correspondaient au plancher d’origine. En revanche, aucun décor n’a été retrouvé, à part quelques vestiges d’une couche picturale bleue. Enfin, la corniche périphérique et les nervures formant les caissons du plafond ont été dégagées localement. Plusieurs couches de peintures et vernis ont été repérées. La plus ancienne serait dans la même tonalité que la pierre des chapiteaux.
b. Travaux de consolidation/conservation
Suite aux premiers sondages, un dégagement général jusqu’à la couche de mortier recouvrant les décors du xviie siècle a été réalisé. Le nettoyage de ces derniers a été mené plus soigneusement dans un second temps par clivage et grattage au scalpel. Simultanément, des actions de consolidation ont été effectuées par injection de résines acryliques (résine E330 S à 3 % dans de l’eau déminéralisée) dans les zones de décors fragilisés et les fissures. Au préalable, l’injection d’un agent du type alcool éthylique permit de faciliter la migration de résines. Les poches et déplaquages ponctuels ont été consolidés par injection d’un coulis de chaux hydraulique désalinisée (mortier type PLM-A). Après consolidation, la couche picturale fut refixée avec des compresses de papier intissé à la résine acrylique pour résorber les pertes de cohésion ponctuelle. Les trous de piquetage et zones lacunaires ont été rebouchés au mortier de chaux aérienne.
c. Travaux de restauration
Ces premières mesures conservatoires ont été complétées par une démarche de restauration, suivant un parti élaboré en concertation entre l’atelier de restauration, la maîtrise d’œuvre et la Conservation régionale des Monuments historiques. La direction retenue pour la réintégration picturale est de type illusionniste, afin de restituer la lisibilité du décor, perdue au moment du piquage des parois.
Une polissure de chaux a été appliquée sur les rebouchages, réalisés au mortier de chaux et au sable, afin d’harmoniser l’ensemble des surfaces. Les zones lacunaires de petites dimensions, y compris les trous de piquetage, ont reçu des glacis aquarellés (peintures acryliques Lascaux) aux teintes correspondant à la couche picturale d’origine en sous-tonalité, afin de pouvoir identifier les zones restaurées de zones retouchées (fig. 6). Les zones sans décor n’ont pas fait l’objet de restitutions, le choix a été de les conserver en l’état. Celles-ci pourront être éventuellement restituées lors de travaux d’intervention sur les autres parements, qui devraient fournir des informations complémentaires. Le pourtour des zones restaurées a reçu un solin au mortier de chaux aérienne, y compris les zones dans la niche axiale et baie adjacente, pour assurer la cohésion des enduits.
4. Les peintures du temple Saint-Martin dans l’histoire du décor des églises luthériennes
La redécouverte des peintures murales du temple Saint-Martin interpelle les historiens de l’architecture protestante. Le monument constitue en lui-même un cas unique, en France, d’église luthérienne préservée par les évolutions de l’Histoire, notamment la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Si les résultats de la travée-test nous invitent à imaginer un dégagement complet du décor pour le rendre à un usage contemporain patrimonial et cultuel, il est aussi nécessaire d’interroger l’originalité de ce décor dans le contexte de la peinture des églises luthériennes du duché de Wurtemberg au XVIIe siècle.
En premier lieu, il convient d’interroger la réception du décor du temple par le public auquel il était destiné, celui de la paroisse de Montbéliard. Là encore les archives, conservées en nombre, permettent d’obtenir de précieux témoignages. Dans son sermon de dédicace du 18 octobre 1607, publié à Montbéliard en 1608 et conservé à la médiathèque municipale, le pasteur Samuel Cucuel étudie les textes qui décrivent la maison de Dieu avant l’établissement de l’Église de Rome : Temple de Jérusalem, temples égyptiens, synagogues, églises des premiers chrétiens. Puis, il oppose le dénuement des temples protestants à la « parade » des églises catholiques et l’explique ainsi : « le principal ornement de la maison de Dieu est, dit-il, la parole de Dieu, [la Bible], [qui] dépeint notre seigneur Jésus-Christ beaucoup plus proprement que les peintures ou images (statues) quelque artificieusement elles puissent être faites[19] » Ce texte est en accord avec le choix des décors du temple Saint-Martin : absence d’images bibliques, décors empruntés à l’architecture extérieure de l’édifice, absence de vitraux, bref une sobriété invitant, selon l’expression de Jean-Pierre Barbier, « plus à l’écoute qu’à la vue[20] ».
Il est intéressant de comparer le décor de Saint-Martin à celui des églises luthériennes d’Allemagne du Sud contemporaines. À Freudenstadt, l’église luthérienne détruite en 1945, édifiée sur des plans de Schickhardt, accueillait une tribune décorée de bas-reliefs figuratifs. À Dieffenbach et Pfaffenhofen, églises construites ou restaurées par Schickhardt, la peinture figurative était bien présente, de même que dans d’autres églises, contemporaines, situées hors de la principauté de Montbéliard, notamment à Ettlingen, Frickingen ou encore Kleiningersheim[21]. Ces édifices accueillent des figures de saints et d’évangélistes, représentées en pied sur des socles, parfois associées à des scènes tirées de l’Ancien ou du Nouveau Testament, et souvent accompagnées d’inscriptions. L’église d’Adelsheim est ornée en 1606 de figures allégoriques et de scènes encadrées d’architectures feintes, preuve de la richesse et variété des représentations au tournant du XVIIe siècle. Ce type de décor est conforme à la pensée de Luther, qui reconnaît à l’image une valeur didactique et l’autorise dans les églises[22].
Le décor du temple Saint-Martin, tel qu’il nous apparaît pour l’heure, suite aux dégagements conduits pendant la travée-test, et tel qu’il est décrit par les comptes de construction et le témoignage du pasteur Cucuel, semble bien plus dépouillé que ces exemples situés dans le duché de Wurtemberg. L’œuvre de Schickhardt à Montbéliard semble se rattacher à un autre trait du décor protestant de la période, le succès des décors d’architectures feintes, désignés sous le nom de Rollwerk, attestés dès le XVIe siècle. Ces enroulements, cartouches et cuirs peints peuvent encadrer des scènes bibliques, comme c’est par exemple le cas à l’église Saint-Jacob de Münklingen et Saint-Médard d’Ostdorf (deux exemples datés vers 1600), mais ils peuvent aussi se suffire à eux-mêmes et jouer un rôle pleinement ornemental. Une variante colorée de ce type, datée par inscription de 1591, est aujourd’hui visible dans l’église luthérienne de Brettach, d’autres déclinaisons sont documentées dans les églises de Daugendorf (fin du XVIe siècle) et Diefenbach (1619-1621). Le parallèle le plus probant avec les décors de Schickhardt est peut-être à situer dans l’église Saint-Martin de Großingersheim, dont la décoration est datée des alentours de 1606-1610. Les Rollwerk y perdent de leur souplesse maniériste pour s’ordonner dans un vocabulaire plus classique, traité en camaïeux de gris. Ce décor semble témoigner d’un même esprit de sobriété et de grandeur que les architectures reproduites dans le temple Saint-Martin, dans l’idée de sublimer l’espace, lieu de la Parole.
Le temple Saint-Martin n’a peut-être pas livré toutes ses surprises, et les travaux à venir doivent permettre de dévoiler encore un peu plus l’originalité de son décor. De nouvelles découvertes sont attendues, autour des oculi qui se trouvent au-dessus des portails d’entrée, ou au niveau de la tribune. Lors de la restauration de l’orgue en 1984, un élément du décor du portail ouest a été vu par plusieurs témoins. L’existence d’une coquille au sommet de la niche est attestée par les textes d’archives. Un décor analogue avait été réalisé peu de temps auparavant (1590) au second étage de la tour Henriette au château de Montbéliard et a pu servir de modèle à Schickhardt.
[1] Jean-Pierre BARBIER, Émile LOCHARD, Fabrice PICHARD, « Pierre Toussain, un réformateur méconnu », L’Ami chrétien, n° spécial, 1999-2000, p. 26.
[2] Jean-Marc DEBARD, « De Farel à Toussain : les trois réformes de Montbéliard (1524-1588) », dans F. VION-DELPHIN, A. BOUVARD, É. FUHRER (dir.), La Réforme dans l’espace germanique au XVIe siècle. Images, représentations, diffusion, Montbéliard, Colloque des 8 et 9 octobre 2004, Montbéliard, Société d’émulation de Montbéliard, 2006, p. 49-67.
[3] Bernard DUCOURET, Montbéliard Doubs, Images du patrimoine, n° 55, Erti, 1988, p. 68-69.
[4] Marie-Laure BASSI, Géraldine MÉLOT, « L’ancien hôtel du Lion Rouge à Montbéliard », Bulletin et Mémoires de la Société d’émulation de Montbéliard, 136, 2013, p. 83-116.
[5] Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Cod. Hist. 2 562. Manuscrit publié par l’Association Itinéraire culturel du conseil de l’Europe Heinrich Schickhardt sous le titre : Heinrich Schickhardt. Inventarium 1630-1632. L’inventaire des biens des œuvres d’un architecte de la Renaissance, Karlsruhe, G. Braun, 2013.
[6] Wilfried SETZLER, « Heinrich Schickhardt. Ein schwäbischer Leonardo ? », dans R. KRETSCHMAR, S. LORENZ (dir.), Leonardo da Vinci und Heinrich Schickhardt. Zum Transfer technischen Wissens im vormodernen Europa, Stuttgart: Landesarchiv-Baden-Württemberg, 2010, p. 78-86.
[7] Heinrich SCHICKHARDT, Beschreibung einer Reiss…, Montbéliard, Jacques Foillet, 1602 (Médiathèque de Montbéliard), réédité par Geneviève CARREZ (trad.), Heinrich Schickhardt, Voyage en Italie/Reiβ in Italien (novembre 1599-mai 1600), Montbéliard, Société d’émulation de Montbéliard, 2002.
[8] Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Cod. Hist. 4° 148 a, b, c, d.
[9] Archives départementales du Doubs, série E principauté de Montbéliard (EPM) 5014 à 5019.
[10] André BOUVARD, « La construction du temple Saint-Martin à Montbéliard », Bulletin et mémoires de la Société d’émulation de Montbéliard, 109, 1986, p. 303-390.
[11] Vitruve, C.-L MAUFFRAS (trad.), De l’architecture, Paris, Panckoucke, 1945, t. 1, livre 5, p. 459-465. Schickhardt possédait un Vitruve imprimé à Bâle en 1548 (voir Inventarium, f. 129 r).
[12] Grit KOLTERMANN, Jörg WIDMAIER, Kulturdenkmale der Reformation im deutschen Südwesten, Esslingen am Neckar, Landesamt für Denkmalpflege im Regierungspräsidium Stuttgart, 2017, p. 71.
[13] Archives départementales du Doubs, EPM 5016 et 5017.
[14] Archives départementales du Doubs, EPM 5019/11 et 12.
[15] André BOUVARD, L’église luthérienne Saint-Martin à Montbéliard, 1601-2001, Besançon, Atelier du patrimoine, p. 57-61.
[16] Pascal PRUNET, 25-Montbéliard, Temple Saint-Martin. Restauration et mise en valeur des décors intérieurs (étude préalable), mars 2000, p. 43.
[17] Atelier ARCOA, Montbéliard, Temple Saint-Martin : Étude et protocole d’intervention (rapport d’intervention), avril 2019.
[18] Christophe PERRAULT, C.E.D.R.E., Montbéliard 25. Datation par dendrochronologie du plafond suspendu du temple Saint-Martin (rapport d’intervention), février 2019.
[19] Samuel CUCUEL, Sermon faict et presché en l’église françoise de Montbéliard le dimanche dix-huitième en octobre de l’an 1607, Montbéliard, Jacques Foillet, 1608. Ce document est conservé à la Médiathèque de Montbéliard.
[20] Jean-Pierre BARBIER, « Le retable de Montbéliard au temple Saint-Martin : histoire d’une reproduction », Bulletin et mémoires de la Société d’émulation de Montbéliard, 139, 2016, p. 349-379.
[21] Cette étude comparative est rendue possible par le travail de catalogage exhaustif mené par Klaus KLÜNDE, Christa Regina KlÜNDER, Katalog der Wandmalereien in den Kirchen und Kapellen Baden-Württemberg’s von der ottonischen Zeit bis zur Renaissance (http://kirchenwandmalereien.de/html/).
[22] Michel PASTOUREAU, « L’Église et la couleur, des origines à la Réforme ». Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 203-230 (https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1989_num_147_1_450535) ; « La Réforme et la couleur », Bulletin de la Société d’histoire du Protestantisme français, t. 138 (juil.-sept. 1992), p. 323-342.